Lettres de Grégoire Bordillon à Alexandre Freslon

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Langue et littérature angevine
Document   Lettres inédites de Bordillon, Préfet de Maine-et-Loire (1848-1849)
Auteur   François Uzureau
Année d'édition   1920
Éditeur   Frédéric Rieder & Cie éditeurs (Paris)
Note(s)   dans La Révolution de 1848 et les révolutions du XIXe siècle


Couverture de la revue.

Lettres inédites de Bordillon

Préfet de Maine-et-Loire (1848-1849)


Grégoire Bordillon, avocat à Angers remplit les fonctions de préfet de Maine-et-Loire depuis la Révolution de février 1848 jusqu'à la fin du mois d'août de l'année suivante.

Voici plusieurs lettres que Bordillon adressa à son ami, Alexandre Freslon, procureur général près la Cour d'Appel d'Angers, qui avait été élu, député de Maine-et-Loire le 23 avril 1848 (Nommé Ministre de l'Instruction Publique et des Cultes) le 16 octobre 1848, Freslon fut remplacé le 20 décembre suivant par Alfred de Falloux, un autre Angevin). Ces lettres nous ont été communiquées par Mgr Pasquier, recteur de l'Université catholique de l'Ouest.


Fin novembre 1848 — Lisez les deux journaux et la copie de lettre que je vous adresse. — Il faut que vous soyez aveugles, si vous n'apercevez pas les folles et vantardes espérances dont s'exaltent contre la République et contre toutes les conséquences et traditions de la Révolution les deux partis réactionnaires de la monarchie légitime et de la monarchie Joinville. — Réunis hier par leur communauté de haine et d'espérances du renversement de ce qui est, dans la lutte électorale, ils sont réunis encore dans leur lutte contre l'assemblée et la Constitution.

— Lisez le Maine-et-Loire. Insulte-t-on avec plus d'impudence l'Assemblée Constituante ! Pousse-t-on plus insolemment à sa dissolution ! — Et la Constitution ! Elle est votée et promulguée d'hier, et voici que leurs journaux publient à milliers d'exemplaires ce que tout haut répètent leurs meneurs et chefs : C'est une Constitution à réviser ! à réviser hic et nunc. — Pour voir d'où le vent vient, jetez une plume en l'air et le souffle qui emportera cette plume pourra, emporter les flottes d 'Agamemnon !

— Voici deux petits faits, mais plus qu'expressifs. — Mme X (régence Joinville) disait il y a deux jours avec la plus simple et la plus confiante naïveté : Je voulais faire donner des leçons de chant à Y (sa fille), mais ce sera, pour le mois de janvier, quand la République sera finie. — M. de Candé promet, lui, tout aussi naturellement à sa femme un ameublement de salon dans six mois, quand Louis-Bonaparte ne sera plus président. — M. X, membre éminent du Conseil général, homme d'affaires, lui, et non exaltados comme ce brave de Quatrebarbes, m'est venu hier prédire, avec une exquise courtoisie de formes, le retour à la légitimité. J'ai dit à cet autre aveugle : « Votre prédécesseur Samson ébranla aussi les colonnes du temple et eut le malheur d'en amener la chute, mais ce fut le premier écrasé sous les débris. » — Donc sauvez la République, en gardant votre poste à la Chambre et achevant toutes les lois organiques. Ayez autant de prudence et de vigueur en ceci que vos adversaires ont d'étourderie et de violence. — Est-il vrai que Prou ait été mandé à Paris par le futur président ?


29 novembre 1848 — On me communique une lettre, en date du 22 de ce mois, par laquelle le chef de la 1re division de votre ministère déclare ne pouvoir accorder deux bourses réclamées pour les jeunes colons de la Guadeloupe, Charles et Frédéric Mandet. J'avais vivement recommandé la demande de ces deux bourses, parce que j'ai très complète et très personnelle connaissance des circonstances exceptionnelles qui malheureusement légitiment trop bien ce secours réclamé de l'Etat. Les deux jeunes colons dont il s'agit sont cousins l'un de l'autre. Tous deux sont nés à la Guadeloupe, l'un fils d'un notaire de Saint-Anne, et l'autre fils d'un notaire de la Pointe à Pitre. Les deux familles chargées l'une et l'autre d'un grand nombre d'enfants ont l'une et l'autre aussi subi d'énormes dommages, par suite des événements qui ont frappé la colonie. Le tremblement de terre de la Pointe avait détruit deux maisons appartenant à l'une des familles. L'émancipation des nègres vient d'achever leur ruine absolue par des conséquences directes et indirectes. Je sais que la détresse de ces familles est arrivée à ce point que la pension des jeunes colons au Lycée d'Angers et leurs frais de passage en France n'ont pu encore et ne pourront évidemment être remboursés au parent de ce pays qui en a fait l'avance. Si, contre toutes prévisions, cette position si tristement exceptionnelle des colons de la Guadeloupe ne déterminait pas l'accord des bourses demandées, force serait à ce parent (écrasé par ces précédentes avances et impuissant à les continuer) de solliciter de l'Etat passage gratuit sur un navire de, France à la Guadeloupe pour les deux jeunes colons qu'il devrait y renvoyer. A l'objection tirée de l'âge je répondrai par un fait : sur ma recommandation aussi, on a, accordé une bourse au Lycée d'Angers à l'élève Bouvinet, colon de la Guadeloupe, né à la Pointe, venu en France avec les jeunes Mandet, ayant moins de besoins qu'eux, et plus d'âge qu'eux.


2 décembre 1848 — Comme témoignage de sentiments et de vues qui, l'insu l'un de l'autre, nous ont inspirés en cette solennelle occurrence, voici ce que j'écrivais ce matin à Monsieur l'évêque d'Angers, en lui transmettant copie de la dépêche télégraphique annonçant la venue du Pape en France : « Ce n'est pas à vous, Monsieur l'évêque, que j'ai besoin de dire avec quel respect le chef de l'Eglise sera reçu sur la terre de France, tant qu'y flottera le drapeau de ma noble et bien-aimée République. » — Quelques moments après, me venait de l'évêché la réponse dont voici la copie : « Monseigneur l'évêque est à Combrée et il n'apprendra que par les journaux la saisissante nouvelle que vous voulez bien lui transmettre. Permettez-moi d'être son interprète et de vous remercier en son nom. Je suis, pour mon compte, ravi, sans m'en étonner, de la confiance que notre France républicaine inspire au vénérable et généreux Pie IX. Cette noble confiance sera noblement comprise, noblement accueillie ; nous devons bénir la divine Providence de ce qu'elle envoie parmi nous un ange de la paix et nous donne un gage de fraternelle conciliation, dans un moment où les passions politiques faisaient craindre de nouvelles collisions. II. Bernier, vicaire général. » — Rappelez au Saint-Père les nobles paroles que son prédécesseur Pie VII, alors évêque d'Imola, prononçait le jour de Noël 1797 en sa célèbre homélie. Il disait : Siate buoni christiani, sarete buoni democratici. Dites-lui que la divine Providence, dans l'épreuve même qu'elle vient de lui imposer, lui offre et prépare une solennelle occasion de réaliser les prophétiques paroles de l'évêque d'Imola et de consommer sur notre terre de France l'union des croyances chrétiennes et des aspirations démocratiques. — Je l'écrivais cet matin à Peauger (maître des requêtes au Conseil d'Etat), en recevant la nouvelle de la venue du Saint-Père au milieu de nous, je ne puis ni exprimer, ni expliquer l'enivrement de joie où m'a jeté cette nouvelle. J'en bénis Dieu et me sens partir du cœur le chant de reconnaissance et d'espoir du vieux Siméon (Pie IX, au lieu de venir en France resta à Gaëte).


24 décembre 1848 — Voulez-vous bien remettre et recommander à votre successeur la pétition que voici relative aux jeunes Mander. Elle réitère une demande faite par leur grand'père il y a, trois mois et rappelée par une dépêche de moi-même il y a un mois. Leur position exceptionnelle de colons ruinés par les événements de la Guadeloupe motive trop bien cette demande de bourse pour ces pauvres jeunes gens sans ressources.


2 janvier 1849 — Je vous remercie des détails et renseignements pleins d'intérêts que me transmet en votre nom la correspondance de mon secrétaire général en herbe. Je suis affligé plus que je ne saurais dire, humilié pour ma nation des misérables détails de coulisse qui se révèlent à l'occasion de la nouvelle crise ministérielle. In quo salietur ? Quel centre, quel point d'appui nous resterai, si le pouvoir se déconsidère en ces subalternes intrigues ? Des mille bruits qui circulent ici, le plus plausible, à mon sens, et l'un des plus tristement caractéristiques de la situation, c'est celui de l'intime influence de Belouino à la présidence. — S'il en est temps, si vous le pouvez, jetez un manteau sur le patriarche, sauvez la dignité du pouvoir ! Emparez-vous du président, non pas assurément à la vulgaire façon et dans les tristes vues de Mlle Demidoff et de M. Belouino, mais pour sauvegarder en lui l'homme-pouvoir, pour guider et grandir le premier magistrat de la République. J'ai combattu son élection, de tous mes vœux et je l'aurais combattue bien plus activement encore si je n'avais été retenu par mes devoirs officiels. Je regrette plus que personne en France la non nomination du noble général Cavaignac (Louis-Napoléon Bonaparte avait été élu président de la République, le 10 décembre 1848), et cependant je me sens poussé à faire taire tontes mes répugnances, toutes mes prévisions, tous mes regrets, pour donner à l'élu de mes concitoyens égarés le plus loyal, le plus dévoué concours, pour l'amour de la République. Faites cela, vous aussi. Puisque déjà Thiers, Molé et tous les schismatiques s'éparpillent en hostilités personnelles, en intrigues égoïstes, nous, les orthodoxes de la nationalité française et des traditions révolutionnaires, serrons-nous autour du centre dans les limites et pour le but que la Constitution lui trace. — Et comme témoignage d'adhésion à cette vue, je vais vous faire copier pour vous par mon sourd-muet une très noble lettre que sur ce thème m'adressait il y a quelques jours mon ami Carnot. Vous y lirez un mot de Lamennais qui se réfère à ceci. Cette admirable intelligence a eu, dans les douloureuses circonstances qui nous surexcitent, la force et la grâce insignes de publier, sous ce titre De la religion, des pages que j'ai lues avec une joie ineffable, et j'ai dit à Carnot combien j'étais fier pour mon temps et ma nation qu'un homme s'y rencontrât jouissant de si splendide sérénité d'âme. — Pour ce qui est de la politique pratique, l'Assemblée Nationale a de grands devoirs ; son importance, son autorité sont, d'autant plus souveraines et nécessaires que l'autre pouvoir défaille. — Point de taquinerie, point d'opposition systématique, mais confiance, dignité et volonté. Restez au poste. Sauvez la République. Ses ennemis veulent vous dissoudre. Faites ce qu'ils redoutent et évitez ce qu'ils espèrent (Tacite, traduction libre.)


Lettre de Carnot à Bordillon, datée de Paris, le 25 décembre 1848 — J'ai montré votre lettre à Lamennais, qui en a été fort touché. Je vous admire de pouvoir conserver, au mi lieu de nos préoccupations et de nos désenchantements, cette verve de sentiment dont je regrette l'absence chez presque tous les jeunes gens qui nous entourent. Depuis que je vous connais, vous ne semblez pas avoir vieilli d'un jour. — Mais, si je vous admire, vous avez conquis une admiratrice plus fervente encore dans la personne de ma femme, qui me charge expressément de vous le dire. Vous êtes pour elle le type de l'apôtre politique. Elle a raison : une douzaine de missionnaires comme vous suffiraient pour électriser une nation. — Certes, je ne désespère pas de la République parce que l'élection populaire a désigné un homme qui n'avait à cette préférence d'autre titre que son nom. Peut-être, pour que toutes les phases du progrès fussent parcourues successivement, peut-être était-il nécessaire que le principe d'hérédité se manifestât encore une fois sous cette dernière forme. Mais je redoute l'inévitable crise révolutionnaire que nous prépare, pour l'avenir, cette période de réaction dans laquelle nous paraissons entrer. Je la redoute surtout, parce que nous n'avons pas eu le temps de jeter les bases d'une éducation nationale, et que le peu qui a été fait dans cette pensée sera peut-être bientôt annulé. — Quoi qu'il en soit, notre devoir est tracé à l'avance. Il n'y a pas de protestation légitime contre les résultats du suffrage universel. Aidons franchement et de bonne grâce ce gouvernement à s'établir, et, travaillons seulement à lui imprimer un mouvement conforme au but démocratique. Je suis, pour ma, part, bien résolu à ne pas dévier de ce programme, et je vois avec regret des républicains s'éloigner en boudant et laissant le champ libre à leurs ennemis. Cette faute avait déjà été faite par eux en 1830, mais alors elle pouvait se justifier par la rigueur des principes anti-monarchiques — J'espère que vous partagez mon sentiment et que vous tiendrez au poste, aussi longtemps que le poste sera tenable. C'est, d'ailleurs, l'avis de nos meilleurs amis.


Début de mai 1849 — Je reçois ce matin les lettres et journaux que m'adresse votre jeune neveu. — Le mouvement électoral s'élabore et s'accentue (les élections étaient fixées au 13 mai). En dépit des haines d'Augustin Giraud, vous serez évidemment porté par nombre de listes du parti conservateur et légitimiste. Les meneurs étourdis du parti légitimiste ont eu grand tort de subir les paissions étroites et les rancunes d'un homme avec lequel, ils n'ont rien de commun. Ils en sont aux regrets, je crois. Du reste, j'ai grande joie à voir cette sotte exclusion démentie par tous les hommes les plus autorisés et les plus habiles du parti : M. de Mieulle, hier encore, m'en donnait l'assurance. Ce matin, M. l'abbé Pasquier (curé de Notre-Dame d'Angers) part pour Segré, où il va faire porter votre nom. Votre exclusion de la liste des deux journaux est très bien appréciée par le journal L'Ordre ; félicitez-en le rédacteur. Elle avait tellement irrité les esprits en certain milieu, qu'évidemment son contre-coup a déterminé la majorité qui, dans le Comité de la Constitution républicaine, a écarté le nom de M. de Falloux comme représaille. Mal informés des faits, injustes en ceci et défiants comme le sont souvent les hommes politiques, certains attribuaient votre exclusion par le journal L'Union de l'Ouest à l'influence de M. de Falloux, et ils en ont tiré argument contre lui. Quand avant-hier ceci m'est revenu, j'ai fait savoir par un, de nos amis que tout au contraire M. de Falloux personnellement et ses meilleurs partisans nous restaient attachés. En ceci donc, on était, d'un côté, tout aussi injuste contre lui qu'on l'était il y ai deux jours, de l'autre, contre moi en disant sottement à quelques meneurs légitimistes que j'étais, moi, l'auteur de l'exclusion de M. de Falloux de la liste du Comité de la Constitution républicaine. Du reste, on reconstitue le Comité National, qui porte une liste de onze anciens représentants, commençant à vous et finissant à M. de Falloux. M. de Civrac a des chances en Beaupréau. Richard vous attaque ; je vous conterai cela.


14 mai 1849 — Voulez-vous bien m'aider à payer une dette internationale ? Il y a onze ans, les Anglais m'ont fait chez eux excellent accueil. Je voudrais le leur rendre. Un d'entre eux, M. le capitaine Forbes, de la marine royale anglaise, habitant Angers depuis quelque temps, voudrait bien, à son passage à Paris, assister à une des séances de l'Assemblée. Veuillez, vous ou Octave, lui en procurer le moyen.


A la fin du mois d'Août 1849, Grégoire Bordillon devint préfet de l'Isère, où il ne resta que fort peu de temps. Rentré alors dans la vie privée, il mourut le 4 juillet 1867.

F. UZUREAU, Directeur de l'Anjou Historique.




François Uzureau, Lettres inédites de Bordillon, Préfet de Maine-et-Loire (1848-1849), dans La Révolution de 1848 et les révolutions du XIXe siècle, Tome 16, Numéro 85, Frédéric Rieder & Cie éditeurs (Paris), Septembre-octobre-novembre 1920, p. 178-184. Publication en série imprimée.


François-Constant Uzureau, né le 31 octobre 1866 à La Jumellière et mort le 27 mars 1948 à Angers, est un prêtre catholique, chanoine et historien. Professeur à l'École des hautes études de Saint-Aubin d'Angers, il est passionné par l'histoire. Il publiera 70 ouvrages et sera le fondateur des revues l'Anjou Historique (revue paraissant tous les deux mois) et Andegaviana. (C. Port 1996, p. 638)

Grégoire Bordillon, né le 18 décembre 1803 à Angers et mort le 4 juillet 1867 à Faye d'Anjou, est un avocat, journaliste et homme politique. D'opinions républicaines, il sera membre du conseil municipal d'Angers et préfet de Maine-et-Loire. (C. Port 1965, p. 428)


Autres documents : Délibérations de 1861 du Conseil général, Pétition des ouvriers fendeurs de 1869, Bulletin angevin pour le suffrage des femmes.


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