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« Les regrets de Joachim Du Bellay » : différence entre les versions

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#REDIRECTION [[Les regrets de Joachim Du Bellay (XXXIe sonnet)]]
{{Document-entete
| titre = Les Regrets
| auteur = Joachim Du Bellay
| année = 1558
| éditeur = Revue de la Renaissance (Paris), 1910
| notes = T. III des ''Œuvres complètes de Joachim Du Bellay'', p. 25-116
}}
 
::::: <big>'''''AD LECTOREM'''''</big>
 
 
: Quem, Lector, tibi nunc damus libellum.
: Hic fellisque simul, simulque mellis,
: Permixtumque salis refert saporem.
: Si gratum quid erit tuo palato,
: Huc conviva veni, tibi hæc parata est,
: Cœna : sin minus, hinc facesse, quæso :
: Ad hanc te volui haud vocare cœnam.
 
 
::::: <big>À MONSIEUR D’AVANSON</big>
::::: <big>Conseiller du Roy</big>
::::: <big>EN SON PRIVÉ CONSEIL</big>
 
 
: Si je n’ay plus la faveur de la Muse,
: Et si mes vers se trouvent imparfaits,
: Le lieu, le temps, l’aage où je les ay faits,
: Et mes ennuis leur serviront d’excuse.
 
: J’estois à Rome au milieu de la guerre,
: Sortant desjà de l’aage plus dispos,
: A mes travaux cerchant quelque repos,
: Non pour louange ou pour faveur acquerre.
 
: Ainsi voit-on celuy qui sur la plaine
: Picque le bœuf ou travaille au rampart,
: Se resjouir, et d’un vers fait sans art
: S’esvertuer au travail de sa peine.
 
: Celuy aussi, qui dessus la galere
: Fait escumer les flots à l’environ,
: Ses tristes chants accorde à l’aviron,
: Pour esprouver la rame plus legère.
 
: On dit qu’Achille, en remaschant son ire,
: De tels plaisirs souloit s’entretenir,
: Pour addoucir le triste souvenir
: De sa maistresse, aux fredons de sa lyre.
 
: Ainsi flattoit le regret de la sienne
: Perdue, hélas, pour la seconde fois,
: Cil qui jadis aux rochers et aux bois
: Faisoit ouïr sa harpe Thracienne.
 
: La Muse ainsi me fait sur ce rivage,
: Où je languis banni de ma maison,
: Passer l’ennuy de la triste saison,
: Seule compaigne à mon si long voyage.
 
: La Muse seule au milieu des alarmes
: Est asseuree, et ne pallist de peur :
: La Muse seule au milieu du labeur
: Flatte la peine et desseiche les larmes.
 
: D’elle je tiens le repos et la vie,
: D’elle j’apprens à n’estre ambitieux,
: D’elle je tiens les saincts presens des Dieux,
: Et le mespris de fortune et d’envie.
 
: Aussi sçait-elle, aiant dès mon enfance
: Tousjours guidé le cours de mon plaisir,
: Que le devoir, non l’avare desir,
: Si longuement me tient loin de la France.
 
: Je voudrois bien (car pour suivre la Muse
: J’ay sur mon doz chargé la pauvreté)
: Ne m’estre au trac des neuf Sœurs arresté,
: Pour aller voir la source de Meduse.
 
: Mais que feray-je à fin d’eschapper d’elles ?
: Leur chant flatteur a trompé mes esprits,
: Et les appas ausquels elles m’ont pris
: D’un doux lien ont englué mes ailes.
 
: Non autrement que d’une douce force
: D’Ulysse estoyent les compagnons liez,
: Et, sans penser aux travaux oubliez
: Aimoyent le fruict qui leur servoit d’amorce.
 
: Celuy qui a de l’amoureux breuvage
: Gousté, mal sain, le poison doux-amer,
: Cognoit son mal, et contraint de l’aymer,
: Suit le lien qui le tient en servage.
 
: Pour ce me plaist la douce poésie,
: Et le doux traict par qui je fus blessé :
: Dès le berceau la Muse m’a laissé
: Cest aiguillon dedans la fantaisie.
 
: Je suis content qu’on appelle folie
: De nos esprits la saincte deité,
: Mais ce n’est pas sans quelque utilité
: Que telle erreur si doucement nous lie.
 
: Elle esblouït les yeux de la pensee
: Pour quelquefois ne voir nostre malheur,
: Et d’un doux charme enchante la douleur
: Dont nuict et jour nostre ame est offensee.
 
: Ainsi encor’ la vineuse prestresse,
: Qui de ses criz Ide va remplissant,
: Ne sent le coup du thyrse la blessant,
: Et je ne sens le malheur qui me presse.
 
: Quelqu’un dira : de quoy servent ses plainctes ?
: Comme de l’arbre on voit naistre le fruict,
: Ainsi les fruicts que la douleur produict,
: Sont les souspirs et les larmes non feinctes.
 
: De quelque mal un chacun se lamente,
: Mais les moyens de plaindre sont divers :
 
: J’ay, quant à moy, choisi celuy des vers
: Pour desaigrir l’ennuy qui me tourmente.
 
: Et c’est pourquoy d’une douce satyre
: Entremeslant les espines aux fleurs,
: Pour ne fascher le monde de mes pleurs,
: J’appreste ici le plus souvent à rire.
 
: Or si mes vers méritent qu’on les louë,
: Ou qu’on les blasme, à vous seul entre tous
: Je m’en rapporte ici : car c’est à vous,
: A vous, Seigneur, à qui seul je les vouë :
 
: Comme celuy qui avec la sagesse
: Avez conjoint le droit et l’equité,
: Et qui portez de toute antiquité
: Joint à vertu le titre de noblesse :
 
: Ne dedaignant, comme estoit la coustume,
: Le long habit, lequel vous honorez,
: Comme celuy qui sage n’ignorez
: De combien sert le conseil et la plume.
 
: Ce fut pourquoy ce sage et vaillant Prince,
: Vous honorant du nom d’Ambassadeur,
: Sur vostre doz deschargea sa grandeur,
: Pour la porter en estrange Province :
 
: Recompensant d’un estat honorable
: Vostre service, et tesmoignant assez
: Par le loyer de vos travaux passez,
: Combien luy est tel service aggreable.
 
: Qu’autant vous soit aggreable mon livre,
: Que de bon cœur je le vous offre ici :
: Du mesdisant j’auray peu de souci
: Et seray seur à tout jamais de vivre.
 
 
::::: <big>'''A SON LIVRE''' </big>
 
 
: Mon livre (et je ne suis sur ton aise envieux),
: Tu t’en iras sans moy voir la Court de mon Prince.
: Hé chétif que je suis, combien en gré je prinsse,
: Qu’un heur pareil au tien fust permis à mes yeux !
 
: Là si quelqu’un vers toy se monstre gracieux,
: Souhaitte luy qu’il vive heureux en sa province :
: Mais si quelque malin obliquement te pince,
: Souhaitte luy tes pleurs, et mon mal ennuyeux.
 
: Souhaitte luy encor’ qu’il face un long voyage,
: Et bien qu’il ait de veuë eslongné son mesnage,
: Que son cœur, où qu’il voise, y soit tousjours present.
 
: Souhaitte qu’il vieillisse en longue servitude,
: Qu’il n’esprouve à la fin que toute ingratitude,
: Et qu’on mange son bien pendant qu’il est absent.
 
 
 
::::: <big>'''LES REGRETS''' </big>
 
::::: <big>'''DE'''</big>
 
::::: <big>'''JOACHIM DU BELLAY'''</big>
 
::::: <big>'''ANGEVIN'''<big>
 
 
 
::: I
 
 
: Je ne veux point fouiller au sein de la nature,
: Je ne veux point cercher l’esprit de l’univers,
: Je ne veux point sonder les abysmes couvers,
: N’y dessigner du ciel la belle architecture.
 
: Je ne peins mes tableaux de si riche peinture,
: Et si hauts argumens ne recerche à mes vers :
: Mais suivant de ce lieu les accidens divers,
: Soit de bien, soit de mal, j’escris à l’adventure.
 
: Je me plains à mes vers, si j’ay quelque regret,
: Je me ris avec eux, je leur di mon secret,
: Comme estans de mon cœur les plus seurs secretaires.
 
: Aussi ne veux-je tant les peigner et friser,
: Et de plus braves noms ne les veux desguiser,
: Que de papiers journaux, ou bien de commentaires.
 
 
::: II
 
 
: Un plus sçavant que moy (Paschal) ira songer
: Avesques l’Ascrean dessus la double cyme :
: Et pour estre de ceux dont on fait plus d’estime,
: Dedans l’onde au cheval tout nud s’ira plonger.
 
: Quant à moy, je ne veux, pour un vers allonger,
: M’accourcir le cerveau : ni pour polir ma rime,
: Me consumer l’esprit d’une soigneuse lime,
: Frapper dessus ma table, ou mes ongles ronger.
 
: Aussi veux-je (Paschal) que ce que je compose
: Soit une prose en ryme, ou une ryme en prose,
: Et ne veux pour cela le laurier meriter.
 
: Et peut estre que tel se pense bien habile,
: Qui trouvant de mes vers la ryme si facile,
: En vain travaillera, me voulant imiter.
 
 
::: III
 
 
: N’estant, comme je suis, encore exercité
: Par tant et tant de maux au jeu de la Fortune,
: Je suivois d’Apollon la trace non commune,
: D’une saincte fureur sainctement agité.
 
: Ores ne sentant plus ceste divinité,
: Mais picqué du souci qui fascheux m’importune,
: Une adresse j’ay pris beaucoup plus opportune
: A qui se sent forcé de la necessité.
 
: Et c’est pourquoy (Seigneur) ayant perdu la trace
: Que suit vostre Ronsard par les champs de la Grace,
: Je m’adresse où je voy le chemin plus battu :
 
: Ne me bastant le cœur, la force, ni l’haleine,
: De suivre, comme luy, par sueur et par peine,
: Ce penible sentier qui meine à la vertu.
 
 
::: IV
 
 
: Je ne veux feuilleter les exemplaires Grecs,
: Je ne veux retracer les beaux traits d’un Horace,
: Et moins veux-je imiter d’un Petrarque la grace,
: Ou la voix d’un Ronsard pour chanter mes regrets.
 
: Ceux qui sont de Phœbus vrais poëtes sacrez,
: Animeront leurs vers d’une plus grand’ audace :
: Moy, qui suis agité d’une fureur plus basse,
: Je n’entre si avant en si profonds secrets.
 
: Je me contenteray de simplement escrire
: Ce que la passion seulement me fait dire,
: Sans recercher ailleurs plus graves argumens.
 
: Aussi n’ay-je entrepris d’imiter en ce livre
: Ceux qui par leurs escrits se vantent de revivre,
: Et se tirer tout vifs dehors des monuments.
 
 
::: V
 
 
: Ceux qui sont amoureux, leurs amours chanteront,
: Ceux qui aiment l’honneur, chanteront de la gloire,
: Ceux qui sont près du Roy, publieront sa victoire,
: Ceux qui sont courtisans, leurs faveurs vanteront :
 
: Ceux qui aiment les arts, les sciences diront,
: Ceux qui sont vertueux, pour tels se feront croire,
: Ceux qui aiment le vin, deviseront de boire,
: Ceux qui sont de loisir, de fables escriront :
 
: Ceux qui sont mesdisans, se plairont à mesdire,
: Ceux qui sont moins fascheux, diront des mots pour rire,
: Ceux qui sont plus vaillans, vanteront leur valeur :
 
: Ceux qui se plaisent trop, chanteront leur louange,
: Ceux qui veulent flater, feront d’un diable un ange :
: Moy, qui suis malheureux, je plaindray mon malheur.
 
 
::: VI
 
 
: Las, où est maintenant ce mespris de Fortune ?
: Où est ce cœur vainqueur de toute adversité,
: Cest honneste desir de l’immortalité,
: Et ceste honneste flamme au peuple non commune ?
 
: Où sont ces doux plaisirs, qu’au soir sous la nuict brune
: Les Muses me donnoyent, alors qu’en liberté
: Dessus le vert tapy d’un rivage escarté
: Je les menois danser aux rayons de la Lune ?
 
: Maintenant la fortune est maistresse de moy,
: Et mon cœur qui souloit estre maistre de soy,
: Est serf de mille maux et regrets qui m’ennuyent.
 
: De la posterité je n’ay plus de souci,
: Ceste divine ardeur, je ne l’ay plus aussi,
: Et les Muses de moy, comme estranges, s’enfuyent.
 
 
::: VII
 
 
: Cependant que la Court mes ouvrages lisoit,
: Et que la Sœur du Roy, l’unique Marguerite,
: Me faisant plus d’honneur que n’estoit mon merite,
: De son bel œil divin mes vers favorisoit,
 
: Une fureur d’esprit au ciel me conduisoit
: D’une aile qui la mort et les siecles évite,
: Et le docte troppeau qui sur Parnasse habite,
: De son feu plus divin mon ardeur attisoit.
 
: Ores je suis muet, comme on voit la Prophete,
: Ne sentant plus le dieu qui la tenoit sujette,
: Perdre soudainement la fureur et la voix.
 
: Et qui ne prend plaisir qu’un Prince luy commande ?
: L’honneur nourrit les arts, et la Muse demande
: Le théâtre du peuple et la faveur des Rois.
 
 
::: VIII
 
 
: Ne t’esbahis, Ronsard, la moitié de mon ame,
: Si de ton Dubellay France ne lit plus rien,
: Et si avecques l’air du ciel Italien
: Il n’a humé l’ardeur que l’Italie enflamme.
 
: Le sainct rayon qui part des beaux yeux de ta dame,
: Et la saincte faveur de ton Prince et du mien,
: Cela (Ronsard), cela, cela merite bien
: De t’eschauffer le cœur d’une si vive flamme.
 
: Mais moy, qui suis absent des rayz de mon Soleil,
: Comment puis-je sentir eschauffement pareil
: A celuy qui est près de sa flamme divine ?
 
: Les costaux soleillez de pampre sont couvers
: Mais des Hyperborez les eternels hyvers
: Ne portent que le froid, la neige, et la bruine.
 
 
::: IX
 
 
: France, mère des arts, des armes et des loix,
: Tu m’as nourri long temps du laict de ta mammelle,
: Ores, comme un aigneau qui sa nourrice appelle,
: Je remplis de ton nom les antres et les bois.
 
: Si tu m’as pour enfant advoué quelquefois,
: Que ne me respons-tu maintenant, ô cruelle ?
: France, France, respons à ma triste querelle :
: Mais nul, sinon Écho, ne respond à ma voix.
 
: Entre les loups cruels j’erre parmi la plaine,
: Je sens venir l’hyver, de qui la froide haleine
: D’une tremblante horreur fait herisser ma peau.
 
: Las, tes autres aigneaux n’ont faute de pasture,
: Ils ne craignent le loup, le vent, ni la froidure :
: Si ne suis-je pourtant le pire du troppeau.
 
 
::: X
 
 
: Ce n’est le fleuve Thusque au superbe rivage,
: Ce n’est l’air des Latins ni le mont Palatin,
: Qui ores (mon Ronsard) me fait parler Latin,
: Changeant à l’estranger mon naturel langage :
 
: C’est l’ennuy de me voir trois ans, et d’avantage,
: Ainsi qu’un Prométhé, cloué sur l’Aventin,
: Où l’espoir miserable et mon cruel destin,
: Non le joug amoureux, me detient en servage.
 
: Et quoy (Ronsard), et quoy, si au bord estranger,
: Ovide osa sa langue en barbare changer,
: Afin d’estre entendu, qui me pourra reprendre
 
: D’un change plus heureux ? nul, puisque le François,
: Quoy qu’au Grec et Romain egalé tu te sois,
: Au rivage Latin ne se peut faire entendre.
 
 
::: XI
 
 
: Bien qu’aux arts d’Apollon le vulgaire n’aspire,
: Bien que de tels tresors l’avarice n’ait soin,
: Bien que de tels harnois le soldat n’ait besoin,
: Bien que l’ambition tels honneurs ne desire :
 
 
: Bien que ce soit aux grands un argument de rire,
: Bien que les plus rusez s’en tiennent le plus loin,
: Et bien que Dubellay soit suffisant tesmoin,
: Combien est peu prisé le mestier de la lyre :
 
: Bien qu’un art sans profit ne plaise au courtisan,
: Bien qu’on ne paye en vers l’œuvre d’un artisan,
: Bien que la Muse soit de pauvreté suyvie,
 
: Si ne veux-je pourtant delaisser de chanter,
: Puis que le seul chant peut mes ennuis enchanter,
: Et qu’aux Muses je doy bien six ans de ma vie.
 
 
::: XII
 
 
: Veu le soing mesnager, dont travaillé je suis,
: Veu l’importun souci, qui sans fin me tormente,
: Et veu tant de regrets, desquels je me lamente,
: Tu t’esbahis souvent comment chanter je puis.
 
: Je ne chante (Magny) je pleure mes ennuis :
: Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante.
: Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante :
: Voilà pourquoi (Magny) je chante jours et nuicts.
 
: Ainsi chante l’ouvrier en faisant son ouvrage,
: Ainsi le laboureur faisant son labourage,
: Ainsi le pelerin regrettant sa maison,
 
: Ainsi l’avanturier en songeant à sa dame,
: Ainsi le marinier en tirant à la rame,
: Ainsi le prisonnier maudissant sa prison.
 
 
::: XIII
 
 
: Maintenant je pardonne à la douce fureur,
: Qui m’a fait consumer le meilleur de mon aage,
: Sans tirer autre fruict de mon ingrat ouvrage,
: Que le vain passe-temps d’une si longue erreur.
 
: Maintenant je pardonne à ce plaisant labeur,
: Puisque seul il endort le souci qui m’outrage,
: Et puis que seul il fait qu’au milieu de l’orage
: Ainsi qu’auparavant je ne tremble de peur.
 
: Si les vers ont esté l’abus de ma jeunesse,
: Les vers seront aussi l’appuy de ma vieillesse,
: S’ils furent ma folie, ils seront ma raison.
 
: S’ils furent ma blessure, ils seront mon Achille,
: S’ils furent mon venin, le scorpion utile,
: Qui sera de mon mal la seule guarison.
 
 
::: XIV
 
 
: Si l’importunité d’un crediteur me fasche,
: Les vers m’ostent l’ennuy du fascheux crediteur :
: Et si je suis fasché d’un fascheux serviteur,
: Dessus les vers (Boucher) soudain je me desfasche.
 
: Si quelqu’un dessus moy sa cholere deslasche,
: Sur les vers je vomis le venin de mon cœur :
: Et si mon foible esprit est recreu du labeur,
: Les vers font que plus frais je retourne à ma tasche.
 
: Les vers chassent de moy la molle oisiveté,
: Les vers me font aymer la douce liberté,
: Les vers chantent pour moi ce que dire je n’ose.
 
: Si donc j’en recueillis tant de profits divers,
: Demandes-tu (Boucher) de quoy servent les vers,
: Et quel bien je reçoy de ceux que je compose ?
 
 
::: XV
 
 
: Panjas, veux-tu sçavoir quels sont mes passe-temps ?
: Je songe au lendemain, j’ay soing de la despense
: Qui se fait chacun jour, et si faut que je pense
: À rendre sans argent cent crediteurs contents :
 
: Je vais, je viens, je cours, je ne perds point le temps,
: Je courtise un banquier, je prens argent d’avance,
: Quand j’ay despesché l’un, un autre recommence,
: Et ne fais pas le quart de ce que je pretends.
 
: Qui me presente un compte, une lettre, un memoire,
: Qui me dit que demain est jour de consistoire,
: Qui me rompt le cerveau de cent propos divers,
 
: Qui se plaint, qui se deult, qui murmure, qui crie :
: Avecques tout cela, dy (Panjas) je te prie,
: Ne t’esbahis-tu point comment je fais des vers ?
 
 
::: XVI
 
 
: Cependant que Magny suit son grand Avanson,
: Panjas son cardinal, et moy le mien encore,
: Et que l’espoir flateur, qui nos beaux ans devore,
: Appaste nos desirs d’un friand hameçon
 
: Tu courtises les Roys, et d’un plus heureux son
: Chantant l’heur de Henry, qui son siecle decore,
: Tu t’honores toy mesme, et celuy qui honore
: L’honneur que tu luy fais par ta docte chanson.
 
: Las, et nous ce pendant nous consumons nostre aage
: Sur le bord inconnu d’un estrange rivage,
: Où le malheur nous fait ces tristes vers chanter :
 
: Comme on voit quelquefois quand la mort les appelle,
: Arrangez flanc à flanc parmi l’herbe nouvelle,
: Bien loin sur un estang trois cygnes lamenter.
 
 
::: XVII
 
 
: Après avoir longtemps erré sur le rivage,
: Où l’on voit lamenter tant de chetifs de Court,
: Tu as attaint le bord où tout le monde court,
: Fuyant de pauvreté le penible servage.
 
: Nous autres cependant, le long de ceste plage,
: En vain tendons les mains vers le Nautonier sourd,
: Qui nous chasse bien loin : car, pour le faire court,
: Nous n’avons un quatrin pour payer le naulage.
 
: Ainsi donc tu jouys du repos bien-heureux,
: Et comme font là-bas ces doctes amoureux,
: Bien avant dans un bois te perds avec ta dame.
 
: Tu bois le long oubli de tes travaux passez,
: Sans plus penser en ceux que tu as delaissez,
: Criant dessus le port, ou tirant à la rame.
 
 
::: XVIII
 
 
: Si tu ne sçais (Morel) ce que je fais ici,
: Je ne fais pas l’amour, ni autre tel ouvrage :
: Je courtise mon maistre, et si fais davantage,
: Ayant de sa maison le principal souci.
 
 
: Mon Dieu (ce diras-tu), quel miracle est-ce ci,
: Que de voir Dubellay se mesler du mesnage,
: Et composer des vers en un autre langage !
: Les loups et les aigneaux s’accordent tout ainsi.
 
: Voilà que c’est, Morel : la douce poesie
: M’accompagne par tout, sans qu’autre fantasie
: En si plaisant labeur me puisse rendre oisif.
 
: Mais tu me respondras : Donne, si tu es sage,
: De bonne heure congé au cheval qui est d’aage,
: De peur qu’il ne s’empire, et devienne poussif.
 
 
::: XIX
 
 
: Ce pendant que tu dis ta Cassandre divine,
: Les louanges du Roy, et l’heritier d’Hector,
: Et ce Montmorency, nostre François Nestor,
: Et que de sa faveur Henry t’estime digne :
 
: Je me pourmeine seul sur la rive Latine,
: La France regrettant, et regrettant encor
: Mes antiques amis, mon plus riche tresor,
: Et le plaisant sejour de ma terre Angevine.
 
: Je regrette les bois, et les champs blondissans,
: Les vignes, les jardins, et les prez verdissans,
: Que mon fleuve traverse : ici pour recompense.
 
: Ne voyant que l’orgueil de ces monceaux pierreux,
: Où me tient attaché d’un espoir malheureux,
: Ce que possede moins celuy qui plus y pense.
 
 
::: XX
 
 
: Heureux, de qui la mort de sa gloire est suyvie,
: Et plus heureux celuy, dont l’immortalité
: Ne prend commencement de la posterité,
: Mais devant que la mort ait son ame ravie.
 
: Tu jouys (mon Ronsard) même durant ta vie,
: De l’immortel honneur que tu as merité :
: Et devant que mourir (rare felicité)
: Ton heureuse vertu triomphe de l’envie.
 
: Courage donc (Ronsard), la victoire est à toy,
: Puis que de ton costé est la faveur du Roy :
: Jà du laurier vainqueur tes tempes se couronnent,
 
 
: Et jà la tourbe espaisse à l’entour de ton flanc
: Ressemble ses esprits, qui là bas environnent
: Le grand prestre de Thrace au long sourpeli blanc.
 
 
::: XXI
 
 
: Comte, qui ne fis onc compte de la grandeur,
: Ton Dubellay n’est plus : ce n’est plus qu’une souche
: Qui dessus un ruisseau d’un dos courbé se couche,
: Et n’a plus rien de vif, qu’un petit de verdeur.
 
: Si j’escri quelquefois, je n’escri point d’ardeur,
: J’escri naïvement tout ce qu’au cœur me touche,
: Soit de bien, soit de mal, comme il vient à la bouche,
: En un stile aussi lent que lente est ma froideur.
 
: Vous autres ce pendant peintres de la nature,
: Dont l’art n’est pas enclos dans une portraicture
: Contrefaictes des vieux les ouvrages plus beaux.
 
: Quant à moy, je n’aspire à si haute louange,
: Et ne sont mes portraicts auprès de vos tableaux
: Non plus qu’est un Janet auprès d’un Michel ange.
 
 
::: XXII
 
 
: Ores, plus que jamais, me plaist d’aimer la Muse.
: Soit qu’en François j’escrive, ou langage Romain,
: Puis que le jugement d’un Prince tant humain,
: De si grande faveur envers les lettres use.
 
: Donq le sacré mestier où ton esprit s’amuse,
: Ne sera desormais un exercice vain,
: Et le tardif labeur que nous promet ta main,
: Desormais pour Francus n’aura plus nulle excuse.
 
: Ce pendant (mon Ronsard) pour tromper mes ennuis,
: Et non pour m’enrichir, je suivray, si je puis,
: Les plus humbles chansons de ta Muse lassee.
 
: Ainsi chascun n’a pas merité que d’un Roy
: La liberalité luy face, comme à toy,
: Ou son archet doré, ou sa lyre crossee.
 
 
::: XXIII
 
 
: Ne lira-lon jamais que ce Dieu rigoureux ?
: Jamais ne lira-lon que ceste Idalienne ?
: Ne verra-lon jamais Mars sans la Cyprienne ?
: Jamais ne verra-lon que Ronsard amoureux ?
 
: Retistra-lon tousjours, d’un tour laborieux,
: Ceste toile, argument d’une si longue peine ?
: Reverra-lon tousjours Oreste sur la scène ?
: Sera tousjours Roland par amour furieux ?
 
: Ton Francus, ce pendant, a beau hausser les voiles,
: Dresser le gouvernail, espier les estoiles,
: Pour aller où il deust estre ancré desormais :
 
: Il a le vent à gré, il est en equippage,
: Il est encor pourtant sur le Troyen rivage,
: Aussi croy-je (Ronsard) qu’il n’en partit jamais.
 
 
::: XXIV
 
 
: Qu’heureux tu es (Baïf), heureux et plus qu’heureux,
: De ne suyvre abusé ceste aveugle Deesse,
: Qui d’un tour inconstant et nous hausse et nous baisse,
: Mais cest aveugle enfant qui nous fait amoureux !
 
: Tu n’esprouves (Baïf) d’un maistre rigoureux
: Le severe sourci : mais la douce rudesse
: D’une belle, courtoise, et gentile maistresse,
: Qui fait languir ton cœur doucement langoureux.
 
: Moi chetif ce pendant loin des yeux de mon Prince,
: Je vieillis malheureux en estrange province,
: Fuyant la pauvreté : mais las, ne fuyant pas
 
: Les regrets, les ennuis, le travail et la peine,
: Le tardif repentir d’une esperance vaine,
: Et l’importun souci, qui me suit pas à pas.
 
 
::: XXV
 
 
: Malheureux l’an, le mois, le jour, l’heure, et le poinct,
: Et malheureuse soit la flatteuse esperance,
: Quand pour venir ici j’abandonnay la France :
: La France, et mon Anjou dont le desir me poingt.
 
 
: Vraiment d’un bon oyseau guidé je ne fus point,
: Et mon cœur me donnoit assez signifiance,
: Que le ciel estoit plein de mauvaise influence,
: Et que Mars estoit lors à Saturne conjoint.
 
: Cent fois le bon advis lors m’en voulut distraire,
: Mais toujours le destin me tiroit au contraire :
: Et si mon desir n’eust aveuglé ma raison,
 
: N’estoit-ce pas assez pour rompre mon voyage,
: Quand sur le seuil de l’huis, d’un sinistre presage,
: Je me blessay le pied sortant de ma maison ?
 
 
::: XXVI
 
 
: Si celuy qui s’appreste à faire un long voyage,
: Doit croire cestuy là qui a jà voyagé,
: Et qui des flots marins longuement outragé,
: Tout moite et degoutant s’est sauvé du naufrage :
 
: Tu me croiras (Ronsard) bien que tu sois plus sage,
: Et quelque peu encor (ce croy-je) plus aagé,
: Puis que j’ay devant toy en ceste mer nagé,
: Et que desjà ma nef descouvre le rivage.
 
: Donques je t’advertis, que ceste mer Romaine,
: De dangereux escueils et de bancs toute pleine,
: Cache mille perils, et qu’ici bien souvent,
 
: Trompé du chant pipeur des monstres de Sicile,
: Pour Charybde eviter tu tomberas en Scyle,
: Si tu ne sçais nager d’une voile à tout vent.
 
 
::: XXVII
 
 
: Ce n’est l’ambition ni le soin d’acquerir
: Qui m’a fait delaisser ma rive paternelle,
: Pour voir ces monts couvers d’une neige eternelle,
: Et par mille dangers ma fortune querir.
 
: Le vray honneur, qui n’est coustumier de perir,
: Et la vraye vertu, qui seule est immortelle,
: Ont comblé mes desirs d’une abondance telle,
: Qu’un plus grand bien aux dieux je ne veux requerir.
 
 
: L’honneste servitude où mon devoir me lie,
: M’a fait passer les monts de France en Italie,
: Et demourer trois ans sur ce bord estranger,
 
: Où je vy languissant : ce seul devoir encore
: Me peut faire changer France à l’Inde et au More,
: Et le Ciel à l’Enfer me peut faire changer.
 
 
::: XXVIII
 
 
: Quand je te dis adieu, pour m’en venir ici,
: Tu me dis (mon Lahaye), il m’en souvient encore :
: Souvienne toy, Bellay, de ce que tu es ore,
: Et comme tu t’en vas retourne t’en ainsi.
 
: Et tel comme je vins, je m’en retourne aussi :
: Hormis un repentir qui le cœur me devore,
: Qui me ride le front, qui mon chef decolore,
: Et qui me fait plus bas enfoncer le sourci.
 
: Ce triste repentir, qui me ronge, et me lime,
: Ne vient (car j’en suis net) pour sentir quelque crime,
: Mais pour m’estre trois ans à ce bord arresté :
 
: Et pour m’estre abusé d’une ingrate esperance,
: Qui pour venir ici trouver la pauvreté,
: M’a fait (sot que je suis) abandonner la France.
 
 
::: XXIX
 
 
: Je hay plus que la mort un jeune casanier,
: Qui ne sort jamais hors, sinon aux jours de feste,
: Et craignant plus le jour qu’une sauvage beste,
: Se fait en sa maison luy mesme prisonnier.
 
: Mais je ne puis aymer un vieillard voyager,
: Qui court deçà delà, et jamais ne s’arreste,
: Ains des pieds moins leger, que leger de la teste,
: Ne sejourne jamais non plus qu’un messager.
 
: L’un sans se travailler en seureté demeure,
: L’autre qui n’a repos jusques à tant qu’il meure,
: Traverse nuit et jour mille lieux dangereux :
 
: L’un passe, riche et sot, heureusement sa vie,
: L’autre plus souffreteux qu’un pauvre qui mendie,
: S’acquiert en voyageant un sçavoir malheureux.
 
 
::: XXX
 
 
: Quiconques (mon Bailleul) fait longuement sejour
: Soubs un ciel incogneu, et quiconques endure
: D’aller de port en port cerchant son adventure,
: Et peut vivre estranger dessous un autre jour :
 
: Qui peut mettre en oubly de ses parens l’amour,
: L’amour de sa maistresse et l’amour que nature
: Nous fait porter au lieu de nostre nourriture,
: Et voyage tousjours sans penser au retour :
 
: Il est fils d’un rocher, ou d’une ourse cruelle,
: Et digne que jadis ait succé la mammelle
: D’une tygre inhumaine : encor ne voit-on point
 
: Que les fiers animaux en leurs forts ne retournent,
: Et ceux qui parmy nous domestiques sejournent,
: Tousjours de la maison le doux desir les poingt.
 
 
::: XXXI
 
 
: Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
: Ou comme cestui là qui conquit la toison,
: Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
: Vivre entre ses parents le reste de son aage !
 
: Quand reverray-je, helas, de mon petit village
: Fumer la cheminee, et en quelle saison
: Reverray-je le clos de ma pauvre maison,
: Qui m’est une province, et beaucoup d’avantage ?
 
: Plus me plaist le sejour qu’ont basty mes ayeux,
: Que des palais Romains le front audacieux ;
: Plus que le marbre dur me plaist l’ardoise fine,
 
: Plus mon Loyre Gaulois, que le Tibre Latin,
: Plus mon petit Lyré, que le mont Palatin,
: Et plus que l’air marin la douceur Angevine.
 
 
::: XXXII
 
 
: Je me feray sçavant en la philosophie,
: En la mathematique, et medecine aussi :
: Je me feray legiste, et d’un plus haut souci
: Apprendray les secrets de la theologie :
 
 
: Du luth et du pinceau j’en esbatray ma vie,
: De l’escrime et du bal : je discourois ainsi,
: Et me vantois en moy d’apprendre tout ceci,
: Quand je changeay la France au sejour d’Italie.
 
: Ô beaux discours humains ! je suis venu si loin,
: Pour m’enrichir d’ennuy, de vieillesse, et de soin,
: Et perdre en voyageant le meilleur de mon aage.
 
: Ainsi le marinier souvent pour tout tresor
: Rapporte des harans en lieu de lingots d’or,
: Ayant fait, comme moy, un malheureux voyage.
 
 
::: XXXIII
 
 
: Que feray-je, Morel ? dy moy, si tu l’entens,
: Feray-je encore ici plus longue demeurance,
: Ou si j’iray revoir les campaignes de France,
: Quand les neiges fondront au soleil du printemps ?
 
: Si je demeure ici, helas, je perds mon temps
: À me repaistre en vain d’une longue esperance,
: Et si je veux ailleurs fonder mon asseurance,
: Je fraude mon labeur du loyer que j’attens.
 
: Mais faut-il vivre ainsi d’une esperance vaine ?
: Mais faut-il perdre ainsi bien trois ans de ma peine ?
: Je ne bougeray donc. Non, non, je m’en iray.
 
: Je demourray pourtant, si tu me le conseilles.
: Helas (mon cher Morel) dy moy que je feray,
: Car je tiens, comme on dit, le loup par les oreilles.
 
 
::: XXXIV
 
 
: Comme le marinier, que le cruel orage
: A long temps agité dessus la haute mer,
: Ayant finablement à force de ramer
: Garanty son vaisseau du danger du naufrage,
 
: Regarde sur le port, sans plus craindre la rage
: Des vagues ny des vents, les ondes escumer :
: Et quelqu’autre bien loin, au danger d’abysmer,
: En vain tendre les mains vers le front du rivage :
 
 
: Ainsi (mon cher Morel) sur le port arresté,
: Tu regardes la mer, et vois en seureté
: De mille tourbillons son onde renversee :
 
: Tu la vois jusqu’au ciel s’eslever bien souvent,
: Et vois ton Dubellay à la mercy du vent,
: Assis au gouvernail dans une nef percee.
 
 
::: XXXV
 
 
: La nef qui longuement a voyagé (Dillier)
: Dedans le sein du port à la fin on la serre :
: Et le bœuf qui long temps a renversé la terre,
: Le bouvier à la fin lui oste le collier :
 
: Le vieux cheval se voit à la fin deslier
: Pour ne perdre l’haleine, ou quelque honte acquerre :
: Et pour se reposer du travail de la guerre,
: Se retire à la fin le vieillard chevalier :
 
: Mais moi, qui jusqu’ici n’ay prouvé que la peine,
: La peine et le malheur d’une esperance vaine,
: La douleur, le soucy, les regrets, les ennuis,
 
: Je vieillis peu à peu sur l’onde Ausonienne,
: Et si n’espere point, quelque bien qui m’advienne,
: De sortir jamais hors des travaux où je suis.
 
 
::: XXXVI
 
 
: Depuis que j’ay laissé mon naturel sejour,
: Pour venir où le Tibre aux flots tortus ondoye,
: Le ciel a veu trois fois par son oblique voye
: Recommencer son cours la grand'lampe du jour.
 
: Mais j’ay si grand desir de me voir de retour,
: Que ces trois ans me sont plus qu’un siege de Troye,
: Tant me tarde (Morel) que Paris je revoye,
: Et tant le ciel pour moy fait lentement son tour.
 
: Il fait son tour si lent, et me semble si morne,
: Si morne, et si pesant, que le froid Capricorne
: Ne m’accourcit les jours, ni le Cancre les nuicts.
 
: Voilà (mon cher Morel) combien le temps me dure
: Loin de France et de toy, et comment la nature
: Fait toute chose longue avecques mes ennuis.
 
 
::: XXXVII
 
 
: C’estoit ores, c’estoit qu’à moy je devois vivre,
: Sans vouloir estre plus, que cela que je suis,
: Et qu’heureux je devois de ce peu que je puis
: Vivre content du bien de la plume, et du livre.
 
: Mais il n’a pleu aux Dieux me permettre de suivre
: Ma jeune liberté, ni faire que depuis
: Je vesquisse aussi franc de travaux et d’ennuis,
: Comme d’ambition j’estois franc et delivre.
 
: Il ne leur a pas pleu qu’en ma vieille saison
: Je sceusse quel bien c’est de vivre en sa maison,
: De vivre entre les siens sans crainte et sans envie :
 
: Il leur a pleu (helas) qu’à ce bord estranger
: Je visse ma franchise en prison se changer,
: Et la fleur de mes ans en l’hyver de ma vie.
 
 
::: XXXVIII
 
 
: Ô qu’heureux est celuy qui peut passer son aage
: Entre pareils à soy ! et qui sans fiction,
: Sans crainte, sans envie, et sans ambition,
: Regne paisiblement en son pauvre mesnage !
 
: Le miserable soin d’acquérir d’avantage
: Ne tyrannise point sa libre affection,
: Et son plus grand desir, desir sans passion,
: Ne s’estend plus avant que son propre heritage.
 
: Il ne s’empesche point des affaires d’autruy,
: Son principal espoir ne depend que de luy,
: Il est sa court, son roy, sa faveur, et son maistre.
 
: Il ne mange son bien en païs estranger,
: Il ne met pour autruy sa personne en danger,
: Et plus riche qu’il est ne voudroit jamais estre.
 
 
::: XXXIX
 
 
: J’ayme la liberté, et languis en service,
: Je n’ayme point la Court, et me faut courtiser,
: Je n’ayme la feintise, et me faut desguiser,
: J’ayme simplicité, et n’apprens que malice :
 
 
: Je n’adore les biens, et sers à l’avarice,
: Je n’ayme les honneurs, et me les faut priser,
: Je veulx garder ma foy, et me la faut briser,
: Je cerche la vertu et ne trouve que vice :
 
: Je cerche le repos, et trouver ne le puis,
: J’embrasse le plaisir, et n’esprouve qu’ennuis,
: Je n’ayme à discourir, en raison je me fonde :
 
: J’ay le corps maladif, et me faut voyager,
: Je suis né pour la Muse, on me fait mesnager :
: Ne suis-je pas (Morel) le plus chetif de monde ?
 
 
::: XL
 
 
: Un peu de mer tenoit le grand Dulichien
: D’Itaque séparé : l’Apennin porte-nuë
: Et les monts de Savoye à la teste chenuë
: Me tiennent loin de France au bord Ausonien.
 
: Fertile est mon sejour, sterile estoit le sien,
: Je ne suis des plus fins, sa finesse est cogneuë :
: Les siens gardans son bien attendoient sa venuë,
: Mais nul en m’attendant ne me garde le mien.
 
: Pallas sa guide estoit, je vays à l’aventure,
: Il fut dur au travail, moy tendre de nature :
: À la fin il ancra sa navire à son port,
 
: Je ne suis asseuré de retourner en France :
: Il fit de ses haineux une belle vengeance,
: Pour me venger des miens je ne suis assez fort.
 
 
::: XLI
 
 
: N’estant de mes ennuis la fortune assouvie,
: A fin que je devinsse à moy-mesme odieux,
: M’osta de mes amis celuy que j’aymois mieux,
: Et sans qui je n’avois de vivre nulle envie.
 
: Donc l’eternelle nuict a ta clarté ravie,
: Et je ne t’ay suivi parmi ces obscurs lieux ?
: Toi, qui m’as plus aimé que ta vie et tes yeux,
: Toy, que j’ay plus aimé que mes yeux et ma vie.
 
: Helas, cher compaignon, que ne puis-je estre encor
: Le frere de Pollux, toi celui de Castor,
: Puis que nostre amitié fut plus que fraternelle ?
 
: Reçoy donques ces pleurs pour gage de ma foy,
: Et ces vers qui rendront, si je ne me deçoy,
: De si rare amitié la mémoire éternelle.
 
 
::: XLII
 
 
: C’est ores, mon Vineux, mon cher Vineux, c’est ore
: Que de tous les chetifs le plus chetif je suis,
: Et que ce que j’estois, plus estre je ne puis,
: Ayant perdu mon temps, et ma jeunesse encore.
 
: La pauvreté me suit, le souci me devore,
: Tristes me sont les jours, et plus tristes les nuicts :
: Ô que je suis comblé de regrets et d’ennuis !
: Pleust à Dieu que je fusse un Pasquin ou Marphore,
 
: Je n’aurois sentiment du malheur qui me poingt :
: Ma plume seroit libre, et si ne craindrois point
: Qu’un plus grand contre moy peust exercer son ire.
 
: Asseure toy, Vineux, que celuy seul est Roy,
: À qui mesme les Rois ne peuvent donner loy,
: Et qui peult d’un chacun à son plaisir escrire.
 
 
::: XLIII
 
 
: Je ne commis jamais fraude, ne malefice,
: Je ne doutay jamais des poincts de nostre foy,
: Je n’ai point violé l’ordonnance du Roy,
: Et n’ai point esprouvé la rigueur de justice :
 
: J’ay fait à mon seigneur fidelement service,
: Je fais pour mes amis ce que je puis et doy,
: Et croy que jusqu’ici nul ne se plaint de moy,
: Que vers luy, j’aye fait quelque mauvais office.
 
: Voila ce que je suis. Et toutefois, Vineux,
: Comme un qui est aux Dieux et aux hommes haineux
: Le malheur me poursuit et toujours m’importune :
 
: Mais j’ai ce beau confort en mon adversité,
: C’est qu’on dit que je n’ay ce malheur merité,
: Et que digne je suis de meilleure fortune.
 
 
::: XLIV
 
 
: Si pour avoir passé sans crime sa jeunesse,
: Si pour n’avoir d’usure enrichi sa maison,
: Si pour n’avoir commis homicide ou traison,
: Si pour n’avoir usé de mauvaise finesse,
 
 
: Si pour n’avoir jamais violé sa promesse,
: On se doit resjouir en l’arriere saison,
: Je dois à l’advenir, si j’ay quelque raison,
: D’un grand contentement consoler ma vieillesse.
 
: Je me console donc en mon adversité,
: Ne requerant aux Dieux plus grand'felicité
: Que de pouvoir durer en ceste patience.
 
: Ô Dieux, si vous avez quelque souci de nous,
: Octroyez moi ce don, que j’espere de vous,
: Et pour vostre pitié, et pour mon innocence.
 
 
::: XLV
 
 
: Ô marastre Nature (et marastre es-tu bien,
: De ne m’avoir plus sage ou plus heureux fait naistre),
: Pourquoy ne m’as-tu fait de moy-mesme le maistre,
: Pour suivre ma raison, et vivre du tout mien ?
 
: Je voy les deux chemins, et ce mal, et de bien :
: Je sçay que la vertu m’appelle à la main dextre,
: Et toutefois il faut que je tourne à senestre,
: Pour suivre un traistre espoir, qui m’a fait du tout sien.
 
: Et quel profit en ai-je ? ô belle récompense !
: Je me suis consumé d’une vaine despense,
: Et n’ay fait autre acquest que de mal et d’ennuy.
 
: L’estranger recueillit le fruict de mon service,
: Je travaille mon corps d’un indigne exercice,
: Et porte sur mon front la vergongne d’autruy.
 
 
::: XLVI
 
 
: Si par peine, et sueur, et par fidelité,
: Par humble servitude, et longue patience,
: Employer corps, et biens, esprit, et conscience,
: Et du tout mespriser sa propre utilité :
 
: Si pour n’avoir jamais par importunité
: Demandé benefice, ou autre recompense,
: On se doit enrichir, j’auray (comme je pense)
: Quelque bien à la fin, car je l’ay merité.
 
: Mais si par larrecin advancé l’on doit estre,
: Par mentir, par flatter, par abuser son maistre,
: Et pis que tout cela faire encor bien souvent :
 
: Je cognois que je seme au rivage infertile,
: Que je veux cribler l’eau, et que je bats le vent,
: Et que je suis (Vineux) serviteur inutile.
 
 
::: XLVII
 
 
: Si onques de pitié ton ame fut atteinte,
: Voyant indignement ton ami tourmenté,
: Et si onques tes yeux ont expérimenté
: Les poignans esguillons d’une douleur non feinte,
 
: Voy la mienne en ces vers sans artifice peinte,
: Comme sans artifice est ma simplicité :
: Et si pour moy tu n’es à pleurer incité,
: Ne te ry pour le moins des soupirs de ma plainte.
 
: Ainsi (mon cher Vineux) jamais ne puisses-tu
: Esprouver les regrets qu’esprouve une vertu
: Qui se voit defrauder du loyer de sa peine :
 
: Ainsi l’œil de ton Roy favorable te soit,
: Et ce qui des plus fins l’esperance deçoit,
: N’abuse ta bonté d’une promesse vaine.
 
 
::: XLVIII
 
 
: Ô combien est heureux, qui n’est contraint de feindre
: Ce que la verité le contraint de penser,
: Et à qui le respect d’un qu’on n’ose offenser,
: Ne peut la liberté de sa plume contraindre !
 
: Las, pourquoy de ce nœu sens-je la mienne estraindre,
: Quand mes justes regrets je cuide commencer ?
: Et pourquoy ne se peut mon ame dispenser
: De ne sentir son mal, ou de s’en pouvoir plaindre ?
 
: On me donne la geine, et si n’ose crier,
: On me void tourmenter, et si n’ose prier
: Qu’on ait pitié de moy. Ô peine trop sujette !
 
: Il n’est feu si ardent, qu’un feu qui est enclos,
: Il n’est si fascheux mal, qu’un mal qui tient à l’os,
: Et n’est si grand'douleur qu’une douleur muette.
 
 
::: XLIX
 
 
: Si apres quarante ans de fidele service
: Que celuy que je sers a fait en divers lieux,
: Employant, liberal, tout son plus et son mieux
: Aux affaires qui sont de plus digne exercice,
 
: D’un haineux estranger l’envieuse malice
: Exerce contre luy son courage odieux,
: Et sans avoir souci des hommes ni des dieux,
: Oppose à la vertu l’ignorance et le vice :
 
: Me doy-je tourmenter, moy qui suis moins que rien,
: Si par quelqu’un (peut estre) envieux de mon bien,
: Je ne trouve à mon gré la faveur opportune ?
 
: Je me console donc, et en pareille mer,
: Voyant mon cher Seigneur au danger d’abismer,
: Il me plaist de courir une mesme fortune.
 
 
::: L
 
 
: Sortons (Dilliers), sortons, faisons place à l’envie,
: Et fuyons desormais ce tumulte civil,
: Puis qu’on y void priser le plus lasche et plus vil,
: Et la meilleure part estre la moins suivie.
 
: Allons où la vertu, et le sort nous convie,
: Deussions nous voir le Scythe, ou la source du Nil,
: Et nous donnons plus-tost un eternel exil,
: Que tacher d’un seul poinct l’honneur de nostre vie.
 
: Sus donques, et devant que le cruel vainqueur
: De nous fasse une fable au vulgaire moqueur,
: Bannissons la vertu d’un exil volontaire.
 
: Et quoy ? ne sçais-tu pas que le banni Romain,
: Bien qu’il fust dechassé de son peuple inhumain,
: Fut pourtant adoré du barbare coursaire ?
 
 
::: LI
 
 
: Mauny, prenons en gré la mauvaise fortune,
: Puis que nul ne se peut de la bonne asseurer,
: Et que de la mauvaise on peut bien esperer,
: Estant son naturel de n’estre jamais une.
 
 
: Le sage nocher craint la faveur de Neptune,
: Sçachant que le beau temps long temps ne peut durer :
: Et ne vaut-il pas mieux quelque orage endurer,
: Que d’avoir tousjours peur de la mer importune ?
 
: Par la bonne fortune on se trouve abusé,
: Par la fortune adverse on devient plus rusé :
: L’une esteint la vertu, l’autre la fait paroistre :
 
: L’une trompe nos yeux d’un visage menteur,
: L’autre nous fait l’ami cognoistre du flatteur,
: Et si nous fait encor' à nous mesme cognoistre.
 
 
::: LII
 
 
: Si les larmes servoyent de remede au malheur,
: Et le pleurer pouvoit la tristesse arrester,
: On devroit (Seigneur mien), les larmes acheter,
: Et ne se trouveroit rien si cher que le pleur.
 
: Mais les pleurs en effect sont de nulle valeur :
: Car soit qu’on ne se vueille en pleurant tourmenter,
: Ou soit que nuict et jour on vueille lamenter,
: On ne peut divertir le cours de la douleur.
 
: Le cœur fait au cerveau ceste humeur exhaler,
: Et le cerveau la fait par les yeux devaller,
: Mais le mal par les yeux ne s’allambique pas.
 
: De quoy donques nous sert ce fascheux larmoyer ?
: De jetter, comme on dit, l’huile sur le foyer,
: Et perdre sans profit le repos et repas.
 
 
::: LIII
 
 
: Vivons (Gordes), vivons, vivons, et pour le bruit
: Des vieillards ne laissons à faire bonne chere :
: Vivons, puis que la vie est si courte et si chere,
: Et que mesmes les Rois n’en ont que l’usufruit.
 
: Le jour s’esteint au soir, et au matin reluit,
: Et les saisons refont leur course coustumiere :
: Mais quand l’homme a perdu ceste douce lumiere,
: La mort luy fait dormir une eternelle nuict.
 
 
: Donc imiterons-nous le vivre d’une beste ?
: Non, mais devers le ciel levant tousjours la teste,
: Gousterons quelquefois la douceur du plaisir.
 
: Celuy vrayement est fol, qui changeant l’asseurance
: Du bien qui est present en douteuse esperance,
: Veut tousjours contredire à son propre desir.
 
 
::: LIV
 
 
: Maraud, qui n’es maraud que de nom seulement,
: Qui dit que tu es sage, il dit la verité :
: Mais qui dit que le soin d’eviter pauvreté
: Te ronge le cerveau, ta face le desment.
 
: Celuy vrayement est riche et vit heureusement
: Qui s’esloignant de l’une et l’autre extremité,
: Prescrit à ses desirs un terme limité :
: Car la vraye richesse est le contentement.
 
: Sus donc (mon cher Maraud) pendant que nostre maistre,
: Que pour le bien publiq la nature a fait naistre,
: Se tourmente l’esprit des affaires d’autruy,
 
: Va devant à la vigne apprester la salade :
: Que sçait on qui demain sera mort, ou malade ?
: Celuy vit seulement, lequel vit aujourd’huy.
 
 
::: LV
 
 
: Montigné (car tu es aux procez usité)
: Si quelqu’un de ces Dieux, qui ont plus de puissance,
: Nous promit de tous biens paisible jouissance,
: Nous obligeant par Styx toute sa deité,
 
: Il s’est mal envers nous de promesse acquitté,
: Et devant Juppiter en devons faire instance :
: Mais si lon ne peut faire aux Parques resistance,
: Qui jugent par arrest de la fatalité,
 
: Nous n’en appellerons, attendu que nous sommes
: Plus privilegiez, que sont les autres hommes
: Condamnez, comme nous, en pareille action :
 
: Mais si l’ennuy vouloit sur nostre fantaisie,
: Par vertu du malheur faire quelque saisie,
: Nous nous opposerons à l’execution.
 
::: LVI
 
 
: Baïf, qui, comme moy, prouves l’adversité,
: Il n’est pas toujours bon de combatre l’orage,
: Il faut caler la voile, et de peur du naufrage,
: Ceder à la fureur de Neptune irrité.
 
: Mais il ne faut aussi par crainte et vilité
: S’abandonner en proye : il faut prendre courage,
: Il faut feindre souvent l’espoir par le visage,
: Et faut faire vertu de la nécessité.
 
: Donques sans nous ronger le cœur d’un trop grand soin,
: Mais de nostre vertu nous aidant au besoin,
: Combatons le malheur. Quant à moy, je proteste
 
: Que je veux desormais Fortune despiter,
: Et que s’elle entreprend le me faire quitter,
: Je le tiendray (Baïf) et fust-ce de ma teste.
 
 
::: LVII
 
 
: Ce pendant que tu suis le lievre par la plaine,
: Le sanglier par les bois, et le milan par l’air,
: Et que voyant le sacre, ou l’espervier voler,
: Tu t’exerces le corps d’une plaisante peine,
 
: Nous autres malheureux suivons la court Romaine,
: Où, comme de ton temps, nous n’oyons plus parler
: De rire, de sauter, de danser, et baller,
: Mais de sang, et de feu, et de guerre inhumaine.
 
: Pendant, tout le plaisir de ton Gorde, et de moy,
: C’est de te regretter, et de parler de toy,
: De lire quelque autheur, ou quelque vers escrire.
 
: Au reste (mon Dagaut) nous n’esprouvons ici
: Que peine, que travail, que regret, et souci
: Et rien, que Le Breton, ne nous peut faire rire.
 
 
::: LVIII
 
 
: Le Breton est sçavant et sçait fort bien escrire
: En François, et Tuscan, en Grec, et en Romain,
: Il est en son parler plaisant et fort humain,
: Il est bon compagnon, et dit le mot pour rire.
 
: Il a bon jugement, et sçait fort bien eslire
: Le blanc d’avec le noir : il est bon escrivain,
: Et pour bien compasser une lettre à la main,
: Il y est excellent autant qu’on sçaurait dire :
 
: Mais il est paresseux, et craint tant son mestier,
: Que s’il devoit jeusner, ce croy-je, un mois entier,
: Il ne travailleroit seulement un quart d’heure.
 
: Bref il est si poltron, pour bien le deviser,
: Que depuis quatre mois, qu’en ma chambre il demeure,
: Son ombre seulement me fait poltronniser.
 
 
::: LIX
 
 
: Tu ne me vois jamais (Pierre) que tu ne die
: Que j’estudie trop, que je face l’amour,
: Et que d’avoir tousjours ces livres à l’entour,
: Rend les yeux esblouis, et la teste estourdie.
 
: Mais tu ne l’entens pas : car ceste maladie
: Ne me vient du trop lire, ou du trop long sejour,
: Ains de voir le bureau qui se tient chacun jour :
: C’est, Pierre mon ami, le livre où j’estudie.
 
: Ne m’en parle donc plus, autant que tu as cher
: De me donner plaisir, et de ne me fascher :
: Mais bien en ce pendant que d’une main habile
 
: Tu me laves la barbe, et me tonds les cheveux,
: Pour me desennuyer, conte moy si tu veux
: Des nouvelles du Pape et du bruit de la ville.
 
 
::: LX
 
 
: Seigneur, ne pensez pas d’ouïr chanter ici
: Les louanges du Roy, ni la gloire de Guise,
: Ni celle que se sont les Chastillons acquise,
: Ni ce Temple sacré au grand Montmorenci.
 
: N’y penser voir encor' le severe sourci,
: De madame Sagesse, ou la brave entreprise,
: Qui au Ciel, aux Dœmons, aux Estoiles s’est prise,
: La Fortune, la Mort, et la Justice aussi :
 
: De l’or encore moins, de luy je ne suis digne :
: Mais bien d’un petit chat j’ay fait un petit hymne,
: Lequel je vous envoye : autre present je n’ay.
 
: Prenez-le donc, (Seigneur) et m’excusez de grace,
: Si pour le bal ayant la musique trop basse,
: Je sonne un passepied, ou quelque branle gay.
 
 
::: LXI
 
 
: Qui est ami du cœur est ami de la bourse,
: Ce dira quelque honneste et hardi demandeur,
: Qui de l’argent d’autruy liberal despendeur
: Lui mesme à l’hospital s’en va toute la course.
 
: Mais songe là-dessus, qu’il n’est si vive source,
: Qu’on ne puisse espuiser, ni si riche presteur
: Qui ne puisse à la fin devenir emprunteur,
: Ayant affaire à gens qui n’ont point de resource.
 
: Gordes, si tu veux vivre heureusement Romain,
: Sois large de faveur, mais garde que ta main
: Ne soit à tous venans trop largement ouverte.
 
: Par l’un on peut gaigner mesmes son ennemi,
: Par l’autre bien souvent on perd un bon ami,
: Et quand on perd l’argent, c’est une double perte.
 
 
::: LXII
 
 
: Ce ruzé Calabrois, tout vice, quel qu’il soit,
: Chatouille à son ami, sans espargner personne,
: Et faisant rire ceux, que mesme il espoinçonne,
: Se jouë autour du cœur de cil qui le reçoit.
 
: Si donc quelque subtil en mes vers aperçoit
: Que je morde en riant, pourtant nul ne me donne
: Le nom de feint ami vers ceux que j’aiguillonne :
: Car qui m’estime tel, lourdement se deçoit.
 
: La satire (Dilliers) est un publiq exemple,
: Où, comme en un miroir, l’homme sage contemple
: Tout ce qui est en luy, ou de laid, ou de beau.
 
: Nul ne me lise donc : ou qui me voudra lire,
: Ne se fasche s’il voit, par maniere de rire,
: Quelque chose du sien portraict en ce tableau.
 
::: LXIII
 
 
: Quel est celuy qui veut faire croire de soy
: Qu’il est fidele ami, mais quand le temps se change,
: Du costé des plus forts soudainement se range,
: Et du costé de ceux qui ont le mieux de quoy ?
 
: Quel est celuy qui dit qu’il gouverne le Roy ?
: J’entens quand il se voit en un pays estrange,
: Et bien loin de la Court : quel homme est-ce, Lestrange ?
: Lestrange, entre nous deux, je te pry dy le moy.
 
: Dy moy, quel est celuy qui si bien se deguise
: Qu’il semble homme de guerre entre les gens d’Eglise,
: Et entre gens de guerre aux prestres est pareil ?
 
: Je ne sçay pas son nom ; mais quiconqu’il puisse estre
: Il n’est fidele ami, ni mignon de son maistre,
: Ni vaillant chevalier, ni homme de conseil.
 
 
::: LXIV
 
 
: Nature est aux bastards volontiers favorable,
: Et souvent les bastards sont les plus genereux,
: Pour estre au jeu d’amour l’homme plus vigoureux,
: D’autant que le plaisir luy est plus aggreable.
 
: Le donteur de Meduse, Hercule l’indontable,
: Le vainqueur Indien, et les Jumeaux heureux,
: Et tous ces Dieux bastards jadis si valeureux,
: Ce probleme (Bizet) font plus que veritable.
 
: Et combien voyons nous aujourd’huy de bastards,
: Soit en l’art d’Apollon, soit en celuy de Mars,
: Exceller ceux qui sont de race legitime ?
 
: Bref tousjours ces bastards sont de gentil esprit :
: Mais ce bastard (Bizet) que lon nous a descrit
: Est cause que je fais des autres moins d’estime.
 
 
::: LXV
 
 
: Tu ne crains la fureur de ma plume animee,
: Pensant que je n’ay rien à dire contre toy,
: Sinon ce que ta rage a vomy contre moy,
: Grinçant comme un mastin la dent envenimee.
 
 
: Tu crois que je n’en sçay que par la renommee,
: Et que quand j’auray dit que tu n’as point de foy,
: Que tu es affronteur, que tu es traistre au Roy,
: Que j’auray contre toy ma force consommee,
 
: Tu penses que je n’ay rien de quoi me venger,
: Sinon que tu n’es fait que pour boire et manger :
: Mais j’ay bien quelque chose encores plus mordante,
 
: Et quoy ? l’amour d’Orphee ? et que tu ne sceus onq
: Que c’est de croire en Dieu ? non : quel vice est-ce donc ?
: C’est, pour le faire court, que tu es un pedante.
 
 
::: LXVI
 
 
: Ne t’esmerveille point que chacun il mesprise,
: Qu’il dedaigne un chacun, qu’il n’estime que soy,
: Qu’aux ouvrages d’autruy il vueille donner loy,
: Et comme un Aristarq luy mesme s’auctorise.
 
: Paschal, c’est un pedant’ : et quoy qu’il se desguise,
: Sera tousjours pedant’, un pedant’ et un roy
: Ne te semblent ils pas avoir je ne sçay quoy
: De semblable, et que l’un à l’autre symbolise ?
 
: Les sujects du pedant’ ce sont ses escholiers,
: Ses classes, ses estats, ses regens officiers :
: Son college (Paschal) est comme sa province.
 
: Et c’est pourquoy jadis le Syracusien,
: Ayant perdu le nom de roy Sicilien,
: Voulut estre pedant’, ne pouvant estre prince.
 
 
:::LXVII
 
 
: Magny, je ne puis voir un prodigue d’honneur,
: Qui trouve tout bien fait, qui de tout s’emerveille,
: Qui mes fautes approuve, et me flatte l’oreille,
: Comme si j’estois prince ou quelque grand seigneur.
 
: Mais je me fasche aussi d’un fascheux repreneur,
: Qui du bon et mauvais fait censure pareille,
: Qui se list volontiers, et semble qu’il sommeille
: En lisant les chansons de quelque autre sonneur.
 
: Cestui-là me deçoit d’une fausse loüange,
: Et gardant qu’aux bons vers les mauvais je ne change,
: Fait qu’en me plaisant trop à chacun je desplais :
 
: Cestui-ci me degouste, et ne pouvant rien faire
: Qu’il luy plaise, il me fait egalement desplaire
: Tout ce qu’il fait luy mesme, et tout ce que je fais.
 
 
::: LXVIII
 
 
: Je hay du Florentin l’usuriere avarice,
: Je hay du fol Sienois le sens mal arresté,
: Je hay du Genevois la rare verité,
: Et du Venitien la trop caute malice :
 
: Je hay le Ferrarois pour je ne sçay quel vice,
: Je hay tous les Lombards pour l’infidelité,
: Le fier Napolitain pour sa grand’ vanité,
: Et le poltron Romain pour son peu d’exercice :
 
: Je hay l’Anglois mutin, et le brave Escossois,
: Le traistre Bourguignon, et l’indiscret François,
: Le superbe Espagnol, et l’yvrongne Thudesque :
 
: Bref, je hay quelque vice en chasque nation,
: Je hay moy mesme encor' mon imperfection,
: Mais je hay par sur tout un sçavoir pedantesque.
 
 
::: LXIX
 
 
: Pourquoi me grondes-tu, vieux mastin affamé,
: Comme si Dubellay n’avoit point de defense ?
: Pourquoy m’offenses-tu, qui ne t’ay fait offense,
: Sinon de t’avoir trop quelquefois estimé ?
 
: Qui t’a, chien envieux, sur moy tant animé,
: Sur moy, qui suis absent ? Croy-tu que ma vengeance
: Ne puisse bien d’ici darder jusques en France
: Un traict, plus que le tien, de rage envenimé ?
 
: Je pardonne à ton nom, pour ne souiller mon livre :
: D’un nom, qui par mes vers n’a merité de vivre :
: Tu n’auras, malheureux, tant de faveur de moy :
 
: Mais si plus longuement ta fureur persevere,
: Je t’envoyray d’ici un foüet, une Megere,
: Un serpent, un cordeau, pour me venger de toy.
 
 
::: LXX
 
 
: Si Pirithois ne fust aux enfers descendu,
: L’amitié de Thesee seroit ensevelie,
: Et Nise par sa mort n’eust la sienne ennoblie,
: S’il n’eust veu sur le champ Eurial' estendu :
 
: De Pylade le nom ne seroit entendu
: Sans la fureur d’Oreste, et la foy de Pythie
: Ne fust par tant d’escripts en lumiere sortie,
: Si Damon ne se fust en sa place rendu :
 
: Et je n’eusse esprouvé le tienne si muable,
: Si Fortune vers moy n’eust esté variable.
: Que puis-je faire donc, pour me venger de toy ?
 
: Le mal que je te veux, c’est qu’un jour je te puisse
: Faire en pareil endroit, mais par meilleur office,
: Recognoistre ta faute, et voir quelle est ma foy.
 
 
::: LXXI
 
 
: Ce brave qui se croit, pour un jacque de maille,
: Estre un second Roland, ce dissimulateur,
: Qui superbe aux amis, aux ennemis flatteur,
: Contrefait l’habile homme et ne dit rien qui vaille,
 
: Belleau, ne le croy pas : et quoy qu’il se travaille
: De se feindre hardi d’un visage menteur,
: N’ajouste point de foy à son parler vanteur,
: Car oncq homme vaillant je n’ay vu de sa taille.
 
: Il ne parle jamais que des faveurs qu’il a,
: Il desdaigne son maistre, et courtise ceux-là
: Qui ne font cas de luy : il brusle d’avarice :
 
: Il fait du bon Chrestien, et n’a ny foy ni loy :
: Il fait de l’amoureux, mais c’est comme je croy,
: Pour couvrir le soupçon de quelque plus grand vice.
 
 
::: LXXII
 
 
: Encores que l’on eust heureusement compris
: Et la doctrine Grecque, et la Romaine ensemble,
: Si est-ce (Gohorry) qu’ici, comme il me semble,
: On peut apprendre encor', tant soit-on bien appris.
 
: Non pour trouver ici de plus doctes escrits
: Que ceux que le François soigneusement assemble,
: Mais pour l’air plus subtil, qui doucement nous emble
: Ce qui est plus terrestre et lourd en nos esprits.
 
: Je ne sçay quel Demon de sa flamme divine
: Le moins parfait de nous purge, esprouve, et affine,
: Lime le jugement, et le rend plus subtil.
 
: Mais qui trop y demeure, il envoye en fumee
: De l’esprit trop purgé la force consumee,
: Et pour l’esmoudre trop lui fait perdre le fil.
 
 
::: LXXIII
 
 
: Gordes, j’ay en horreur un vieillard vicieux,
: Qui l’aveugle appetit de la jeunesse imite,
: Et jà froid par les ans, de soymesme s’incite
: À vivre delicat en repos ocieux.
 
: Mais je ne crains rien tant qu’un jeune ambitieux,
: Qui pour se faire grand contrefait de l’hermite,
: Et voilant sa traison d’un masque d’hypocrite,
: Couve sous beau semblant un cœur malicieux.
 
: Il n’est rien (ce dit-on en proverbe vulgaire)
: Si sale qu’un vieux boucq, ni si prompt à mal faire
: Comme est un jeune loup, et, pour le dire mieux,
 
: Quand bien le naturel de tous deux je regarde,
: Comme un fangeux pourceau l’un desplaist à mes yeux,
: Comme d’un fin renard de l’autre je me garde.
 
 
::: LXXIV
 
 
: Tu dis que Dubellay tient reputation
: Et que de ses amis il ne tient plus de compte :
: Si ne suis-je, Seigneur, Prince, Marquis ou Conte,
: Et n’ay changé d’estat ni de condition.
 
: Jusqu’ici je ne sçay que c’est d’ambition,
: Et pour ne me voir grand ne rougis point de honte,
: Aussi ma qualité ne baisse ni ne monte,
: Car je ne suis suject qu’à ma complection.
 
: Je ne sçay comme il faut entretenir son maistre,
: Comme il faut courtiser, et moins quel il faut estre
: Pour vivre entre les grands, comme on vit aujourd’huy.
 
: J’honore tout le monde, et ne fasche personne :
: Qui me donne un salut, quatre je lui en donne :
: Qui ne fait cas de moy, je ne fais cas de luy.
 
 
::: LXXV
 
 
: Gordes, que Dubellay aime plus que ses yeux,
: Voy comme la nature, ainsi que du visage,
: Nous a faits differends de mœurs et de courage,
: Et ce qui plaist à l’un, à l’autre est odieux.
 
: Tu dis : je ne puis voir un sot audacieux,
: Qui un moindre que luy brave à son avantage,
: Qui s’escoute parler, qui farde son langage,
: Et fait croire de luy, qu’il est mignon des Dieux.
 
: Je suis tout au contraire, et ma raison est telle :
: Celuy, dont la douleur courtoisement m’appelle,
: Me fait outre mon gré courtisan devenir :
 
: Mais de tel entretien le brave me dispense :
: Car n’estant obligé vers luy de recompense,
: Je le laisse tout seul luymesme entretenir.
 
 
::: LXXVI
 
 
: Cent fois plus qu’à loüer on se plaist à mesdire :
: Pource qu’en mesdisant on dit la verité,
: Et loüant la faveur, ou bien l’auctorité,
: Contre ce qu’on en croit fait bien souvent escrire.
 
: Qu’il soit vray, prins-tu onc tel plaisir d’ouïr lire
: Les loüanges d’un prince, ou de quelque cité,
: Qu’ouïr un Marc Antoine à mordre exercité,
: Dire cent mille mots qui font mourir de rire ?
 
: S’il est donques permis, sans offense d’aucun,
: Des mœurs de nostre tems deviser en commun,
: Quiconque me lira, m’estime fol, ou sage :
 
: Mais je croy qu’aujourd’huy tel pour sage est tenu,
: Qui ne seroit rien moins que pour tel recognu,
: Qui luy auroit osté le masque du visage.
 
 
::: LXXVII
 
 
: Je ne descouvre ici les mystères sacrez
: Des saincts prestres Romains, je ne veux rien escrire
: Que la vierge honteuse ait vergongne de lire :
: Je veux toucher sans plus aux vices moins secrets.
 
: Mais tu diras que mal je nomme ces regrets,
: Veu que le plus souvent j’use de mots pour rire :
: Et je di que la mer ne bruit tousjours son ire,
: Et que tousjours Phoebus ne sagette les Grecs.
 
: Si tu rencontres donc ici quelque risee,
: Ne baptise pourtant de plainte desguisee
: Les vers que je souspire au bord Ausonien.
 
: La plainte que je fais (Dilliers) est veritable :
: Si je ri, c’est ainsi qu’on se rit à la table :
: Car je ri, comme on dit, d’un ris Sardonien.
 
 
::: LXXVIII
 
 
: Je ne te conteray de Boulongne, et Venise,
: De Padouë, et Ferrare, et de Milan encor',
: De Naples, de Florence, et lesquelles sont or'
: Meilleures pour la guerre, ou pour la marchandise :
 
: Je te raconteray du siege de l’Église,
: Qui fait d’oisiveté son plus riche thresor,
: Et qui dessous l’orgueil de trois couronnes d’or
: Couve l’ambition, la haine, et la feintise :
 
: Je te diray qu’ici le bonheur, et malheur,
: Le vice, la vertu, le plaisir, la douleur,
: La science honorable, et l’ignorance abonde.
 
: Bref je diray qu’ici, comme en ce vieil Chaos,
: Se trouve (Peletier) confusement enclos
: Tout ce qu’on void de bien, et de mal en ce monde.
 
 
::: LXXIX
 
 
: Je n’escris point d’amour, n’estant point amoureux,
: Je n’escris de beauté, n’ayant belle maistresse,
: Je n’escris de douceur, n’esprouvant que rudesse,
: Je n’escris de plaisir, me trouvant douloureux :
 
: Je n’escris de bon heur, me trouvant malheureux,
: Je n’escris de faveur, ne voyant ma Princesse,
: Je n’escris de thresors, n’ayant point de richesse,
: Je n’escris de santé, me sentant langoureux :
 
: Je n’escris de la court, estant loin de mon Prince,
: Je n’escris de la France, en estrange province,
: Je n’escris de l’honneur, n’en voyant point ici :
 
: Je n’escris d’amitié, ne trouvant que feintise,
: Je n’escris de vertu, n’en trouvant point aussi,
: Je n’escris de sçavoir, entre les gens d’Église.
 
 
::: LXXX
 
 
: Si je monte au Palais, je n’y trouve qu’orgueil,
: Que vice desguisé, qu’une cerimonie,
: Qu’un bruit de tabourins, qu’une estrange harmonie,
: Et de rouges habits un superbe appareil :
 
: Si je descens en banque, un amas et recueil
: De nouvelles je trouve, une usure infinie,
: De riches Florentins une troppe bannie,
: Et de pauvres Sienois un lamentable dueil :
 
: Si je vais plus avant, quelque part où j’arrive,
: Je trouve de Venus la grand’bande lascive
: Dressant de tous costez mil’appas amoureux :
 
: Si je passe plus outre, et de la Rome neuve
: Entre en la vieille Rome, adonques je ne treuve
: Que de vieux monuments un grand monceau pierreux.
 
 
::: LXXXI
 
 
: Il fait bon voir, Paschal, un conclave serré,
: Et l’une chambre à l’autre egalement voisine
: D’antichambre servir, de salle, et de cuisine,
: En un petit recoin de dix pieds en carré :
 
: Il fait bon voir autour le palais emmuré,
: Et briguer là dedans ceste troppe divine,
: L’un par ambition, l’autre par bonne mine,
: Et par despit de l’un estre l’autre adoré :
 
: Il fait bon voir dehors toute la ville en armes
: Crier: le Pape est fait, donner de faux alarmes,
: Saccager un palais ; mais plus que tout cela
 
: Fait bon voir, qui de l’un, qui de l’autre se vante,
: Qui met pour cestui-ci, qui met pour cestui-là,
: Et pour moins d’un escu dix Cardinaux en vente.
 
 
::: LXXXII
 
 
: Veux-tu sçavoir, Duthier, quelle chose c’est Rome ?
: Rome est de tout le monde un public eschafaut,
: Une scene, un theatre, auquel rien ne defaut,
: De ce qui peut tomber ès actions de l’homme.
 
: Ici se voit le jeu de la Fortune, et comme
: Sa main nous fait tourner ores bas, ores haut :
: Ici chacun se monstre, et ne peut, tant soit caut,
: Faire que tel qu’il est, le peuple ne le nomme.
 
: Ici du faux et vray la messagere court,
: Ici les courtisans font l’amour et la court,
: Ici l’ambition, et la finesse abonde :
 
: Ici la liberté fait l’humble audacieux,
: Ici l’oisiveté rend le bon vicieux,
: Ici le vil faquin discourt des faits du monde.
 
 
::: LXXXIII
 
 
: Ne pense, Robertet, que ceste Rome ci
: Soit ceste Rome là, qui te souloit tant plaire.
: On n’y fait plus credit, comme l’on souloit faire,
: On n’y fait plus l’amour, comme on souloit aussi.
 
: La paix, et le bon temps ne regnent plus ici,
: La musique, et le bal sont contraints de s’y taire :
: L’air y est corrompu, Mars y est ordinaire,
: Ordinaire la faim, la peine, et le souci.
 
: L’artisan desbauché y ferme sa boutique,
: L’ocieux avocat y laisse sa pratique ;
: Et le pauvre marchand y porte le bissac :
 
: On ne voit que soldats, et morions en teste,
: On n’oit que tabourins, et semblable tempeste,
: Et Rome tous les jours n’attend qu’un autre sac.
 
 
::: LXXXIV
 
 
: Nous ne faisons la cour aux filles de Memoire,
: Comme vous qui vivez libres de passion :
: Si vous ne sçavez donc nostre occupation,
: Ces dix vers ensuivans vous la feront notoire :
 
: Suivre son Cardinal au Pape, au consistoire,
: En capelle, en visite, en congregation,
: Et pour l’honneur d’un prince, ou d’une nation
: De quelque ambassadeur accompagner la gloire;
 
: Estre en son rang de garde aupres de son seigneur,
: Et faire aux survenans l’accoustumé honneur,
: Parler du bruit qui court, faire de l’habile homme :
 
: Se promener en housse, aller voir d’huis en huis
: La Marthe, ou la Victoire, et s’engager aux Juifs :
: Voilà, mes compagnons, le passetemps de Rome.
 
 
::: LXXXV
 
 
: Flatter un crediteur pour son terme allonger,
: Courtiser un banquier, donner bonne esperance,
: Ne suivre en son parler la liberté de France,
: Et pour respondre un mot, un quart d’heure y songer :
 
: Ne gaster sa santé par trop boire et manger,
: Ne faire sans propos une folle despense,
: Ne dire à tous venans tout cela que lon pense,
: Et d’un maigre discours gouverner l’estranger :
 
: Cognoistre les humeurs, cognoistre qui demande,
: Et d’autant que lon a la liberté plus grande,
: D’autant plus se garder que lon ne soit repris :
 
: Vivre avecques chacun, de chacun faire compte :
: Voilà, mon cher Sorel (dont je rougis de honte)
: Tout le bien qu’en trois ans à Rome j’ay appris.
 
 
::: LXXXVI
 
 
: Marcher d’un grave pas et d’un grave souci,
: Et d’un grave souris à chacun faire feste,
: Balancer tous ses mots, respondre de la teste,
: Avec un Messer non, ou bien un Messer si :
 
: Entremêler souvent un petit Et cosi,
: Et d’un Son Servitor contrefaire l’honneste,
: Et comme si lon eust sa part en la conqueste,
: Discourir sur Florence, et sur Naples aussi :
 
: Seigneuriser chacun d’un baisement de main,
: Et, suivant la façon du courtisan Romain,
: Cacher sa pauvreté d’une brave apparence :
 
: Voilà de ceste Court la plus grande vertu,
: Dont souvent mal monté, mal sain, et mal vestu,
: Sans barbe et sans argent on s’en retourne en France.
 
 
::: LXXXVII
 
 
: D’où vient cela, Mauny, que tant plus on s’efforce
: D’eschapper hors d’ici, plus le Dœmon du lieu
: (Et que seroit-ce donc si ce n’est quelque Dieu ?)
: Nous y tient attachez par une douce force ?
 
: Seroit-ce point d’amour ceste allechante amorce,
: Ou quelque autre venim, dont après avoir beu
: Nous sentons nos esprits nous laisser peu à peu,
: Comme un corps qui se perd sous une neuve escorce !
 
: J’ai voulu mille fois de ce lieu m’estranger,
: Mais je sens mes cheveux en feuilles se changer,
: Des bras en longs rameaux, et mes pieds en racine.
 
: Bref, je ne suis plus rien qu’un vieux tronc animé,
: Qui se plaint de se voir à ce bord transformé,
: Comme le myrte Anglois au rivage d’Alcine.
 
 
::: LXXXVIII
 
 
: Qui choisira pour moy la racine d’Ulysse ?
: Et qui me gardera de tomber au danger,
: Qu’une Circe en pourceau ne me puisse changer,
: Pour estre à tout jamais fait esclave du vice ?
 
: Qui m’estraindra le doigt de l’anneau de Melisse,
: Pour me desenchanter comme un autre Roger ?
: Et quel Mercure encor' me fera desloger,
: Pour ne perdre mon temps en l’amoureux service ?
 
: Qui me fera passer sans escouter la voix
: Et la feinte douceur des monstres d’Achelois ?
: Qui chassera de moy ces Harpyes friandes ?
 
: Qui volera pour moy encor' un coup aux cieux,
: Pour rapporter mon sens, et me rendre mes yeux ?
: Et qui fera qu’en paix je mange mes viandes ?
 
 
::: LXXXIX
 
 
: Gordes, il m’est advis que je suis esveillé
: Comme un qui tout esmeu d’un effroyable songe
: Se resveille en sursaut, et par le lict s’allonge,
: S’esmerveillant d’avoir si long temps sommeillé.
 
: Roger devint ainsi (ce croy-je) esmerveillé :
: Et croy que tout ainsi la vergongne me ronge,
: Comme luy, quand il eut descouvert le mensonge
: Du fard magicien qui l’avoit aveuglé.
 
: Et comme luy aussi je veulx changer de stile,
: Pour vivre desormais au sein de Logistile,
: Qui des cœurs langoureux est le commun support.
 
: Sus donc, Gordes, sus donc, à la voile, à la rame,
: Fuyons, gaignons le haut, je voy la belle Dame
: Qui d’un heureux signal nous appelle à son port.
 
 
::: XC
 
 
: Ne pense pas, Bouju, que les Nymphes Latines
: Pour couvrir leur traison d’une humble privauté,
: Ni pour masquer leur teint d’une fausse beauté,
: Me facent oublier nos Nymphes Angevines.
 
: L’Angevine douceur, les paroles divines,
: L’habit qui ne tient rien de l’impudicité ;
: La grâce, la jeunesse, et la simplicité
: Me desgoutent, Bouju, de ces vieilles Alcines.
 
: Qui les voit par dehors, ne peut rien voir plus beau,
: Mais le dedans ressemble au dedans d’un tombeau,
: Et si rien entre nous moins honneste se nomme.
 
: Ô quelle gourmandise ! ô quelle pauvreté !
: Ô quelle horreur de voir leur immondicité !
: C’est vraiment de les voir le salut d’un jeune homme.
 
 
::: XCI
 
 
: Ô beaux cheveux d’argent mignonnement retors !
: Ô front crespe, et serein ! et vous face doree !
: Ô beaux yeux de crystal ! ô grand'bouche honoree,
: Qui d’un large reply retrousses tes deux bords !
 
: Ô belles dents d’ebene ! ô precieux thresors,
: Qui faites d’un seul ris toute ame enamouree !
: Ô gorge damasquine en cent plis figuree !
: Et vous, beaux grands tetins, dignes d’un si beau corps !
 
: Ô beaux ongles dorez ! ô main courte, et grassette !
: Ô cuisse délicate ! et vous jambe grossette,
: Et ce que je ne puis honnestement nommer !
 
: Ô beau corps transparent ! ô beaux membres de glace !
: Ô divines beautez ! pardonnez moy de grace,
: Si pour estre mortel, je ne vous ose aimer.
 
 
::: XCII
 
 
: En mille crespillons les cheveux se frizer,
: Se pincer les sourcils, et d’une odeur choisie
: Parfumer haut et bas sa charnure moisie,
: Et de blanc et vermeil sa face desguiser :
 
: Aller de nuict en masque, en masque deviser,
: Se feindre à tous propos estre d’amour saisie,
: Siffler toute la nuict par une jalousie,
: Et par martel de l’un, l’autre favoriser :
 
: Baller, chanter, sonner, folastrer dans la couche,
: Avoir le plus souvent deux langues dans la bouche,
: Des courtisannes sont les ordinaires jeux.
 
: Mais quel besoin est-il que je te les enseigne ?
: Si tu les veux sçavoir, Gordes, et si tu veux
: En sçavoir plus encor', demande à la Chassaigne.
 
 
::: XCIII
 
 
: Douce mere d’amour, gaillarde Cyprienne,
: Qui fais sous ton pouvoir tout pouvoir se ranger,
: Et qui des bords de Xanthe, à ce bord estranger
: Guidas avec ton fils ta gent Dardanienne,
 
: Si je retourne en France, ô mère Idalienne,
: Comme je vins ici, sans tomber au danger
: De voir ma vieille peau en autre peau changer,
: Et ma barbe Françoise, en barbe italienne,
 
: Dès ici je fais vœu d’apprendre à ton autel
: Non le liz, ou la fleur d’Amarante immortel,
: Non ceste fleur encor' de ton sang coloree :
 
: Mais bien de mon menton la plus blonde toison,
: Me vantant d’avoir fait plus que ne fit Jason,
: Emportant le butin de la toison doree.
 
 
::: XCIV
 
 
: Heureux celuy qui peut long temps suivre la guerre
: Sans mort, ou sans blessure, ou sans longue prison !
: Heureux qui longuement vit hors de sa maison
: Sans despendre son bien, ou sans vendre sa terre !
 
: Heureux qui peut en Court quelque faveur acquerre
: Sans crainte de l’envie, ou de quelque traison !
: Heureux qui peut long temps sans danger de poison
: Jouir d’un chapeau rouge, ou des clefs de sainct Pierre !
 
: Heureux qui sans peril peut la mer frequenter !
: Heureux qui sans procez le palais peut hanter !
: Heureux qui peut sans mal vivre l’âge d’un homme !
 
: Heureux qui sans souci peut garder son thresor !
: Sa femme sans soupçon, et plus heureux encor'
: Qui a pu sans peler vivre trois ans à Rome !
 
 
::: XCV
 
 
: Maudict soit mille fois le Borgne de Libye,
: Qui le cœur des rochers perçant de part en part,
: Des Alpes renversa le naturel rampart,
: Pour ouvrir le chemin de France en Italie.
 
: Mars n’eust empoisonné d’une eternelle envie
: Le cœur de l’Espagnol, et du François soldard,
: Et tant de gens de bien ne seroient en hazart
: De venir perdre ici et l’honneur et la vie.
 
: Le François corrompu par le vice estranger
: Sa langue et son habit n’eust appris à changer,
: Il n’eust changé ses mœurs en une autre nature.
 
: Il n’eust point esprouvé le mal qui fait peler,
: Il n’eust fait de son nom la verole appeller,
: Et n’eust fait si souvent d’un buffle sa monture.
 
 
::: XCVI
 
 
: Ô Deesse, qui peux aux Princes egaler
: Un pauvre mendiant, qui n’a que la parole,
: Et qui peux d’un grand roy faire un maistre d’escole,
: S’il te plaist de son lieu le faire devaller :
 
: Je ne te prie pas de me faire enroller
: Au rang de ces messieurs que la faveur acole,
: Que l’on parle de moy, et que mon renom vole
: De l’aile dont tu fais ces grands Princes voler :
 
: Je ne demande pas mille et mille autres choses,
: Qui dessous ton pouvoir sont largement encloses,
: Aussi je n’eus jamais de tant de biens souci.
 
: Je demande sans plus que le mien on ne mange,
: Et que j’aye bien tost une lettre de change,
: Pour n’aller sur le bufle au departir d’ici.
 
 
::: XCVII
 
 
: Doulcin, quand quelquefois je voy ces pauvres filles
: Qui ont le diable au corps, ou le semblent avoir,
: D’une horrible façon corps et teste mouvoir,
: Et faire ce qu’on dit de ces vieilles Sibylles :
 
: Quand je vois les plus forts se retrouver debiles,
: Voulant forcer en vain leur forcené pouvoir :
: Et quand mesme j’y voy perdre tout leur sçavoir
: Ceux qui sont en vostre art tenus des plus habiles :
 
: Quand effroyablement escrier je les oy,
: Et quand le blanc des yeux renverser je leur voy,
: Tout le poil me herisse, et ne sçay plus que dire.
 
: Mais quand je voy un moyne avecque son Latin
: Leur taster hault et bas le ventre et le tetin,
: Ceste frayeur se passe, et suis contraint de rire.
 
 
::: XCVIII
 
 
: D’où vient que nous voyons à Rome si souvent
: Ces garses forcener, et la pluspart d’icelles
: N’estre vieilles, Ronsard, mais d’âge de pucelles,
: Et se trouver tousjours en un mesme couvent ?
 
: Qui parle par leur voix ? Quel dœmon leur defend
: De respondre à ceux-là qui ne sont cognus d’elles ?
: Et d’où vient que soudain on ne les voit plus telles,
: Ayans une chandelle esteincte de leur vent ?
 
: D’où vient que les saincts lieux telles fureurs augmentent ?
: D’où vient que tant d’esprits une seule tourmentent ?
: Et que sortans les uns, le reste ne sort pas ?
 
: Dy, je te pri, Ronsard, toy qui sçais leurs natures :
: Ceulx qui faschent ainsi ces pauvres creatures,
: Sont-ilz des plus hautains, des moyens, ou plus bas ?
 
 
::: XCIX
 
 
: Quand je vays par la rue, où tant de peuple abonde,
: De prestres, de prelats, et de moines aussi,
: De banquiers, d’artisans, et n’y voyant, ainsi
: Qu’on voit dedans Paris, la femme vagabonde :
 
: Pyrrhe, après le degast de l’universelle onde,
: Ses pierres, di-je alors, ne sema point ici :
: Et semble proprement avoir ce peuple ci,
: Que Dieu n’y ait formé que la moitié du monde.
 
: Car la dame Romaine en gravité marchant,
: Comme la conseillere, ou femme du marchand,
: Ne s’y pourmene point, et n’y voit-on que celles,
 
: Qui se sont de la Court l’honneste nom donné ;
: Dont je crains quelquefois qu’en France retourné,
: Autant que j’en verray ne me resemblent telles.
 
::: C
 
 
: Ursin, quand j’oy nommer de ces vieux noms Romains,
: De ces beaux noms cognus de l’Inde jusqu’au More,
: Non les grands seulement, mais les moindres encore,
: Voire ceux-là qui ont les ampoulles aux mains :
 
: Il me fasche d’ouïr appeller ces villains
: De ces noms tant fameux que tout le monde honore :
: Et sans le nom Chrestien, le seul nom que j’adore,
: Voudrais que de tels noms on appellast nos Saints.
 
: Le mien sur tous me fasche, et me fasche un Guillaume,
: Et mil autres sots noms communs en ce royaume,
: Voyant tant de facquins indignement jouir
 
: De ces beaux noms de Rome, et de ceulx de la Grece :
: Mais par sur tout, Ursin, il me fasche d’ouïr
: Nommer une Thaïs du nom d’une Lucrece.
 
 
::: CI
 
 
: Que dirons-nous, Melin, de ceste court Romaine,
: Où nous voions chacun divers chemins tenir,
: Et aux plus hauts honneurs les moindres parvenir,
: Par vice, par vertu, par travail, et sans peine ?
 
: L’un fait pour s’avancer une despense vaine,
: L’autre par ce moyen se voit grand devenir :
: L’un par severité se sçait entretenir,
: L’autre gaigne les cœurs par sa douceur humaine :
 
: L’un pour ne s’avancer se voit estre avancé,
: L’autre pour s’avancer se voit desavancé,
: Et ce qui nuit à l’un, à l’autre est profitable :
 
: Qui dit que le sçavoir est le chemin d’honneur,
: Qui dit que l’ignorance attire le bon heur,
: Lequel des deux, Melin, est le plus veritable ?
 
 
::: CII
 
 
: On ne fait de tout bois l’image de Mercure,
: Dit le proverbe vieil : mais nous voyions ici
: De tout bois faire Pape, et Cardinaux aussi,
: Et vestir en trois jours tout une autre figure.
 
: Les Princes et les Rois viennent grands de nature,
: Aussi de leurs grandeurs n’ont-ils tant de souci,
: Comme ces Dieux nouveaux, qui n’ont que le sourci,
: Pour faire reverer leur grandeur, qui peu dure.
 
: Paschal, j’ay veu celuy qui n’agueres trainoit
: Toute Rome apres luy, quand il se pourmenoit,
: Avecques trois vallets cheminer par la rue :
 
: Et trainer apres luy un long orgueil Romain
: Celuy, de qui le pere a l’ampoulle en la main,
: Et l’aiguillon au poing se courbe à la charrue.
 
 
::: CIII
 
 
: Si la perte des tiens, si les pleurs de ta mere,
: Et si de tes parents les regrets quelquefois,
: Combien, cruel Amour, que sans amour tu sois,
: T’ont fait sentir le dueil de leur complainte amere :
 
: C’est or' qu’il faut monstrer ton flambeau sans lumiere,
: C’est or' qu’il faut porter sans flesches ton carquois,
: C’est or' qu’il faut briser ton petit arc Turquois,
: Renouvellant le dueil de ta perte premiere.
 
: Car ce n’est pas icy qu’il te faut regretter
: Le pere au bel Ascaigne : il te faut lamenter
: Le bel Ascaigne mesme, Ascaigne, ô quel dommage !
 
: Ascaigne, que Caraffe aymoit plus que ses yeux :
: Ascaigne, qui passoit en beauté de visage
: Le beau Couppier Troyen, qui verse à boire aux Dieux.
 
 
::: CIV
 
 
: Si fruicts, raisins et bledz, et autres telles choses,
: Ont leur tronc, et leur sep, et leur semence aussi,
: Et s’on void au retour du printemps addouci,
: Naistre de toutes parts violettes, et roses ;
 
: Ni fruicts, raisins, ni bledz, ni fleurettes descloses
: Sortiront, Viateur, du corps qui gist ici :
: Aulx, oignons, et pourreaux, et ce qui fleure ainsi,
: Auront ici dessous leurs semences encloses.
 
: Toi donc, qui de l’encens et du basme n’as point,
: Si du grand Jules tiers quelque regret te poingt,
 
: Parfume son tombeau de telle odeur choisie
 
: Puis que son corps, qui fut jadis egal aux Dieux
: Se souloit paistre ici de telz mets precieux,
: Comme au ciel Jupiter se paist de l’ambroisie.
 
 
::: CV
 
 
: De voir mignon du Roy un courtisan honneste,
: Voir un pauvre cadet l’ordre au col soustenir,
: Un petit compagnon aux estatz parvenir,
: Ce n’est chose, Morel, digne d’en faire feste.
 
: Mais voir un estaffier, un enfant, une beste,
: Un forfant, un poltron Cardinal devenir,
: Et pour avoir bien sceu un singe entretenir
: Un Ganymède avoir le rouge sur la teste :
 
: S’estre vu par les mains d’un soldat Espagnol
: Bien haut sur une eschelle avoir la corde au col
: Celuy, que par le nom de Saint-Pere l’on nomme :
 
: Un belistre en trois jours aux princes s’egaller,
: Et puis le voir de là en trois jours devaller :
: Ces miracles, Morel, ne se font point, qu’à Rome.
 
 
::: CVI
 
 
: Qui niera, Gillebert, s’il ne veut resister
: Au jugement commun, que le siege de Pierre
: Qu’on peut dire à bon droit un Paradis en terre,
: Aussi bien que le ciel, n’ait son grand Juppiter ?
 
: Les Grecs nous ont fait l’un sur Olympe habiter,
: Dont souvent dessus nous ses foudres il desserre :
: L’autre du Vatican délasche son tonnerre,
: Quand quelque Roy l’a fait contre lui despiter.
 
: Du Juppiter celeste un Ganymede on vante,
: Le thusque Juppiter en a plus de cinquante :
: L’un de Nectar s’enyvre, et l’autre de bon vin.
 
: De l’aigle l’un et l’autre a la defense prise,
: Mais l’un hait les tyrans, l’autre les favorise :
: Le mortel en ceci n’est semblable au divin.
 
 
::: CVII
 
 
: Où que je tourne l’œil, soit vers le Capitole,
: Vers les bains d’Antonin, ou Diocletien,
: Et si quelqu’œuvre encor dure plus ancien
: De la porte Saint Pol jusques à Ponte-mole :
 
: Je deteste àpart-moy ce vieux Faucheur, qui vole,
: Et le Ciel, qui ce tout a reduit en un rien :
: Puis songeant que chacun peut repeter le sien,
: Je me blasme, et cognois que ma complainte est fole.
 
: Aussi seroit celuy par trop audacieux,
: Qui voudroit accuser ou le Temps ou les Cieux,
: Pour voir une medaille, ou colonne brisee.
 
: Et qui sçait si les Cieux referont point leur tour,
: Puis que tant de Seigneurs nous voyons chacun jour
: Bastir sur la Rotonde, et sur le Collisee?
 
 
::: CVIII
 
 
: Je fuz jadis Hercule, or Pasquin je me nomme,
: Pasquin fable du peuple, et qui fais toutefois
: Le mesme office encor que j’ay fait autrefois,
: Veu qu’ores par mes vers tant de monstres j’assomme.
 
: Aussi mon vray mestier c’est de n’espargner homme,
: Mais les vices chanter d’une publique voix :
: Et si ne puis encor, quelque fort que je sois,
: Surmonter la fureur de cet Hydre de Rome.
 
: J’ai porté sur mon col le grand Palais des Dieux,
: Pour soulager Atlas, qui sous le faiz des cieux
: Courboit las et recreu sa grande eschine large.
 
: Ores au lieu du ciel, je porte sur mon dos,
: Un gros moyne Espagnol, qui me froisse les os,
: Et me poise trop plus que ma premiere charge.
 
 
::: CIX
 
 
: Comme un, qui veut curer quelque Cloaque immunde,
: S’il n’a le nez armé d’une contresenteur,
: Estouffé bien souvent de la grand’puanteur
: Demeure enseveli dans l’ordure profonde :
 
 
: Ainsi le bon Marcel ayant levé la bonde,
: Pour laisser escouler la fangeuse espesseur
: Des vices entassez, dont son predecesseur
: Avoit six ans devant empoisonné le monde :
 
: Se trouvant le pauvret de telle odeur surpris,
: Tomba mort au milieu de son œuvre entrepris,
: N’ayant pas à demi ceste ordure purgee.
 
: Mais quiconques rendra tel ouvrage parfait,
: Se pourra bien vanter d’avoir beaucoup plus fait,
: Que celuy qui purgea les estables d’Augee.
 
 
::: CX
 
 
: Quand mon Caraciol de leur prison desserre
: Mars, les ventz, et l’hyver : une ardente fureur,
: Une fiere tempeste, une tremblante horreur
: Ames, ondes, humeurs, ard, renverse, et resserre.
 
: Quand il luy plait aussi de renfermer la guerre,
: Et l’orage, et le froid : une amoureuse ardeur,
: Une longue bonasse, une douce tiedeur
: Brusle, appaise, et resoult les cœurs, l’onde, et la terre.
 
: Ainsi la paix à Mars il oppose en un temps,
: Le beau temps à l’orage, à l’hyver le printemps,
: Comparant Paule quart avec Jules troisieme.
 
: Aussi ne furent onq' deux siecles plus divers,
: Et ne se peut mieulx voir l’endroit par le revers,
: Que mettant Jules tiers avec Paule quatrieme.
 
 
::: CXI
 
 
: Je n’ai jamais pensé que ceste voute ronde
: Couvrist rien de constant : mais je veux desormais,
: Je veux, mon cher Morel, croire plus que jamais,
: Que dessous ce grand Tout rien ferme ne se fonde,
 
: Puisque celuy qui fut de la terre et de l’onde
: Le tonnerre et l’effroy, las de porter le faiz,
: Veut d’un cloistre borner la grandeur de ses faicts,
: Et pour servir à Dieu abandonner le monde.
 
: Mais quoy ? que dirons-nous de cet autre vieillard,
: Lequel ayant passé son âge plus gaillard
 
: Au service de Dieu, ores Cesar imite ?
 
: Je ne sçay qui des deux est le moins abusé :
: Mais je pense, Morel, qu’il est fort mal aisé,
: Que l’un soit bon guerrier, ni l’autre bon hermite.
 
 
::: CXII
 
 
: Quand je voy ces Seigneurs qui l’espee et la lance
: Ont laissé pour vestir ce saint orgueil Romain,
: Et ceux-là, qui ont pris le baston en la main,
: Sans avoir jamais fait preuve de leur vaillance :
 
: Quand je les vois, Ursin, si chiches d’audience,
: Que souvent par quatre huiz on la mendie en vain :
: Et quand je voy l’orgueil d’un Camerier hautain,
: Lequel feroit à Job perdre la patience :
 
: Il me souvient alors de ces lieux enchantez,
: Qui sont en Amadis, et Palmerin chantez,
: Desquels l’entree estoit si cherement vendue.
 
: Puis je dis : ô combien le Palais que je voy
: Me semble different du Palais de mon Roy,
: Où l’on ne trouve point de chambre deffendue !
 
 
::: CXIII
 
 
: Avoir veu devaller une triple Montaigne,
: Apparoir une Biche, et disparoir soudain,
: Et dessus le tombeau d’un Empereur Romain
: Une vieille Caraffe eslever pour enseigne :
 
: Ne voir qu’entrer soldats, et sortir en campagne,
: Emprisonner Seigneurs pour un crime incertain,
: Retourner forussis, et le Napolitain
: Commander en son rang à l’orgueil de l’Espagne :
 
: Force nouveaux seigneurs, dont les plus apparens
: Sont de Sa Saincteté les plus proches parens,
: Et force Cardinaux, qu’à grand peine l’on nomme :
 
: Force braves chevaux, et force hauts collets,
: Et force favoriz, qui n’estoient que vallets :
: Voilà, mon cher Dagaut, des nouvelles de Rome.
 
 
::: CXIV
 
 
: Ô trois et quatre fois malheureuse la terre,
: Dont le Prince ne voit que par les yeux d’autruy,
: N’entend que par ceux-là, qui respondent pour luy,
: Aveugle, sourd, et muet, plus que n’est une pierre !
 
: Tels sont ceux-là, Seigneur, qu’aujourd’huy l’on reserre
: Oysifs dedans leur chambre, ainsi qu’en un estuy,
: Pour durer plus long temps, et ne sentir l’ennuy
: Que sent leur pauvre peuple accablé de la guerre.
 
: Ils se paissent enfans, de trompes et canons,
: De fifres, de tabours, d’enseignes, gomphanons,
: Et de voir leur province aux ennemis en proye.
 
: Tel estoit cestui-là, qui du haut d’une tour,
: Regardant ondoyer la flamme tout autour,
: Pour se donner plaisir chantoit le feu de Troye.
 
 
::: CXV
 
 
: Ô que tu es heureux, si tu cognois ton heur,
: D’estre eschappé des mains de ceste gent cruelle,
: Qui sous un faux semblant d’amitié mutuelle
: Nous desrobbe le bien, et la vie, et l’honneur !
 
: Où tu es, mon Dagaut, la secrette rancueur,
: Le soin qui comme un hidre en nous se renouvelle,
: L’avarice, l’envie, et la haine immortelle
: Du chetif courtisan n’empoisonnent le cœur.
 
: La molle oisiveté n’y engendre le vice,
: Le serviteur n’y perd son temps et son service,
: Et n’y mesdit on point de cil qui est absent :
 
: La justice y a lieu, la foy n’en est bannie,
: Là ne sçait-on que c’est de prendre à compagnie,
: À change, à cense, à stoc, et à trente pour cent.
 
 
::: CXVI
 
 
: Fuyons, Dilliers, fuyons ceste cruelle terre,
: Fuyons ce bord avare, et ce peuple inhumain,
: Que des Dieux irritez la vengeresse main
: Ne nous accable encor' sous un mesme tonnerre.
 
: Mars est desenchainé, le temple de la guerre
: Est ouvert à ce coup : le grand Prestre Romain
: Veult foudroyer là bas l’heretique Germain
: Et l’Espagnol marran, ennemis de sainct Pierre.
 
: On ne voit que soldats, enseignes, gomphanons,
: On n’oit que tabourins, trompettes, et canons,
: On ne voit que chevaux courans parmi la plaine :
 
: On n’oit plus raisonner que de sang, et de feu,
: Maintenant on verra, si jamais on l’a veu,
: Comment se sauvera la nacelle Romaine.
 
 
::: CXVII
 
 
: Celuy vrayement estoit et sage, et bien appris,
: Qui cognoissant du feu la semence divine
: Estre des Animans la premiere origine
: De substance de feu dit estre nos esprits.
 
: Le corps est le tison de ceste ardeur espris,
: Lequel, d’autant qu’il est de matiere plus fine,
: Fait un feu plus luisant, et rend l’esprit plus digne
: De monstrer ce qui est en soy-mesme compris.
 
: Ce feu donques celeste, humble de sa naissance,
: S’esleve peu-à-peu au lieu de son essence,
: Tant qu’il soit parvenu au poinct de sa grandeur :
 
: Adonc il diminue, et sa force lassee
: Par faute d’aliment en cendres abbaissee,
: Sent faillir tout à coup sa languissante ardeur.
 
 
::: CXVIII
 
 
: Quand je voy ces Messieurs, desquels l’auctorité
: Se voit ores ici commander en son rang,
: D’un front audacieux cheminer flanc à flanc,
: Il me semble de voir quelque divinité.
 
: Mais les voyant paslir lorsque Sa Saincteté
: Crache dans un bassin, et d’un visage blanc
: Cautement espier s’il y a point de sang,
: Puis d’un petit sousris feindre une seureté :
 
: Ô combien, di-je alors, la grandeur que je voy
: Est miserable au prix de la grandeur d’un Roy !
 
: Malheureux qui si cher achette tel honneur.
 
: Vrayment le fer meurtrier, et le rocher aussi
: Pendent bien sur le chef de ces Seigneurs ici,
: Puisque d’un vieux filet depend tout leur bonheur.
 
 
::: CXIX
 
 
: Brusquet à son retour vous racontera, Sire,
: De ces rouges prelats la pompeuse apparence,
: Leurs mules, leurs habits, leur longue reverence,
: Qui se peut beaucoup mieux representer que dire.
 
: Il vous racontera, s’il les sçait bien descrire,
: Les mœurs de ceste court, et quelle difference
: Se voit de ses grandeurs à la grandeur de France,
: Et mille autres bons poincts, qui sont dignes de rire.
 
: Il vous peindra la forme, et l’habit du sainct Pere,
: Qui, comme tout Jupiter, tout le monde tempere,
: Avecques un clin d’œil : sa faconde et sa grace,
 
: L’honnesteté des siens, leur grandeur et largesse,
: Les presens qu’on luy fait, et de quelle caresse
: Tout ce que se dit vostre à Rome l’on embrasse.
 
 
::: CXX
 
 
: Voici le Carnaval, menons chacun la sienne,
: Allons baller en masque, allons nous pourmener,
: Allons voir Marc Antoine ou Zani bouffonner,
: Avec son Magnifique à la Venitienne :
 
: Voyons courir le pal à la mode ancienne,
: Et voyons par le nez le sot bufle mener :
: Voyons le fier taureau d’armes environner,
: Et voyons au combat l’adresse Italienne :
 
: Voyons d’œufs parfumez un orage gresler,
: Et la fusee ardent siffler menu par l’air.
: Sus donc despeschons nous, voici la pardonnance :
 
: Il nous faudra demain visiter les saincts lieux,
: Là nous ferons l’amour, mais ce sera des yeux,
: Car passer plus avant c’est contre l’ordonnance.
 
 
::: CXXI
 
 
: Se fascher tout le jour d’une fascheuse chasse,
: Voir un brave taureau se faire un large tour,
: Estonné de se voir tant d’hommes alentour,
: Et cinquante picquiers affronter son audace :
 
: Le voir en s’elançant venir la teste basse,
: Fuir et retourner d’un plus brave retour,
: Puis le voir à la fin pris dans quelque destour,
: Percé de mille coups ensanglanter la place :
 
: Voir courir aux flambeaux, mais sans se rencontrer,
: Donner trois coups d’espee, en armes se monstrer,
: Et tout autour du camp un rempart de Thudesques :
 
: Dresser un grand apprest, faire attendre long temps,
: Puis donner à la fin un maigre passe temps :
: Voilà tout le plaisir des festes Romanesques.
 
 
::: CXXII
 
 
: Cependant qu’au Palais de procez tu devises,
: D’advocats, procureurs, presidents, conseillers,
: D’ordonnances, d’arrests, de nouveaux officiers,
: De juges corrompus, et de telles surprises :
 
: Nous devisons ici de quelques villes prises,
: De nouvelles de banque, et de nouveaux courriers,
: De nouveaux Cardinaux, de mules, d’estaffiers,
: De chappes, de rochets, de masses, et valises :
 
: Et ores, Sibilet, que je t’escri ceci,
: Nous parlons de taureaux, et de buffles aussi,
: De masques, de banquets, et de telles despences :
 
: Demain nous parlerons d’aller aux stations,
: De motu-proprio, de reformations,
: D’ordonnances, de briefs, de bulles, et dispenses.
 
 
::: CXXIII
 
 
: Nous ne sommes faschez que la trefve se face :
: Car bien que nous soyons de la France bien loin,
: Si est chascun de nous à soy-mesme tesmoin
: Combien la France doit de la guerre estre lasse.
 
: Mais nous sommes faschez que l’Espagnole audace,
: Qui plus que le François de repos a besoin,
: Se vante avoir la guerre et la paix en son poing,
: Et que de respirer nous luy donnons espace.
 
: Il nous fasche d’ouïr noz pauvres alliez
: Se plaindre à tous propos qu’on les ait oubliez,
: Et qu’on donne au privé l’utilité commune.
 
: Mais ce qui plus nous fasche, est que les estrangers
: Disent plus que jamais, que nous sommes legers,
: Et que nous ne sçavons cognoistre la fortune.
 
 
::: CXXIV
 
 
: Le Roy (disent ici ces bannis de Florence)
: Du sceptre d’Italie est frustré desormais,
: Et son heureuse main cet heur n’aura jamais
: De reprendre aux cheveux la fortune de France.
 
: Le Pape mal content n’aura plus de fiance
: En tous ces beaux desseins trop legerement faits,
: Et l’exemple Sienois rendra par ceste paix
: Suspecte aux estrangers la Françoise alliance.
 
: L’Empereur affoibli ses forces reprendra,
: L’Empire hereditaire à ce coup il rendra,
: Et paisible à ce coup il rendra l’Angleterre.
 
: Voilà que disent ceux, qui discourent du Roy :
: Que leur respondrons-nous? Vineux, mande le moy,
: Toy, qui sçais discourir et de paix et de guerre.
 
 
::: CXXV
 
 
: Dedans le ventre obscur, où jadis fut enclos
: Tout cela qui depuis a rempli ce grand vuide,
: L’air, la terre, et le feu, et l’element liquide,
: Et tout cela qu’Atlas soustient dessus son dos,
 
: Les semences du Tout estoyent encor' en gros,
: Le chaud avec le sec, le froid avec l’humide,
: Et l’accord, qui depuis leur imposa la bride,
: N’avoit encor' ouvert la porte du Chaos :
 
: Car la guerre en avoit la serrure brouillee,
: Et la clef en estoit par l’âge si rouillee
 
: Qu’en vain, pour en sortir, combattoit ce grand corps,
 
: Sans la trefve, Seigneur, de la paix messagere,
: Qui trouva le secret, et d’une main legere
: La paix avec l’amour en fit sortir dehors.
 
 
::: CXXVI
 
 
: Tu sois la bien venue, ô bienheureuse trefve !
: Trefve, que le Chrestien ne peut assez chanter,
: Puis que seule tu as la vertu d’enchanter
: De nos travaux passez la souvenance grefve.
 
: Tu dois durer cinq ans : et que l’envie en creve :
: Car si le ciel benin te permet enfanter
: Ce qu’on attend de toy, tu te pourras vanter
: D’avoir fait une paix, qui ne sera si breve.
 
: Mais si le favori, en ce commun repos
: Doit avoir desormais le temps plus à propos
: D’accuser l’innocent, pour luy ravir sa terre :
 
: Si le fruict de la paix du peuple tant requis
: À l’avare avocat est seulement acquis,
: Trefve, va-t’en en paix, et retourne la guerre.
 
 
::: CXXVII
 
 
: Ici de mille fards la trahison se desguise,
: Ici mille forfaits pullulent à foison,
: Ici ne se punit l’homicide ou poison,
: Et la richesse ici par usure est acquise :
 
: Ici les grands maisons viennent de bastardise,
: Ici ne se croit rien sans humaine raison,
: Ici la volupté est tousjours de saison,
: Et d’autant plus y plaist, que moins elle est permise.
 
: Pense le demourant. Si est-ce toutefois
: Qu’on garde encor' ici quelque forme de loix,
: Et n’en est point du tout la justice bannie :
 
: Icy le grand seigneur n’achette l’action,
: Et pour priver autruy de sa possession
: N’arme son mauvais droit de force et tyrannie.
 
 
::: CXXVIII
 
 
: Ce n’est pas de mon gré, Carle, que ma navire
: Erre en la mer Tyrreène : un vent impetueux
: La chasse malgré moy par ces flots tortueux,
: Ne voiant plus le pol, qui sa faveur t’inspire.
 
: Je ne voy que rochers, et si rien se peut dire
: Pire que des rochers le heurt audacieux :
: Et le phare jadis favorable à mes yeux
: De mon cours egaré sa lanterne retire.
 
: Mais si je puis un jour me sauver des dangers
: Que je fuy vagabond par ces flots estrangers,
: Et voir de l’Ocean les campagnes humides
 
: J’arresteray ma nef au rivage Gaulois,
: Consacrant ma despouille au Neptune François,
: À Glauque, à Mélicerte, et aux sœurs Nereïdes.
 
 
::: CXXIX
 
 
: Je voy, Dilliers, je voy serener la tempeste,
: Je voy le vieil Proté son troupeau renfermer,
: Je voy le vert Triton s’esgayer sur la mer,
: Et voy l’Astre jumeau flamboyer sur ma teste :
 
: Jà le vent favorable à mon retour s’appreste,
: Jà vers le front du port je commence à ramer,
: Et voy jà tant d’amis, que ne puis les nommer,
: Tendant les bras vers moy, sur le bord faire feste.
 
: Je voy mon grand Ronsard, je le cognois d’ici,
: Je voy mon cher Morel, et mon Dorat aussi,
: Je voy mon Delahaye, et mon Paschal encore :
 
: Et vois un peu plus loin (si je ne suis deçeu)
: Mon divin Mauleon, duquel, sans l’avoir veu,
: La grace, le sçavoir, et la vertu j’adore.
 
 
::: CXXX
 
 
: Et je pensois aussi ce que pensoit Ulysse,
: Qu’il n’estoit rien plus doux que voir encor' un jour
: Fumer sa cheminee, et apres long sejour
: Se retrouver au sein de sa terre nourrice.
 
: Je me resjouyssois d’estre eschappé au vice,
: Aux Circes d’Italie, aux Sirenes d’amour,
: Et d’avoir rapporté en France à mon retour
: L’honneur que l’on s’acquiert d’un fidele service.
 
: Las, mais après l’ennuy de si longue saison,
: Mille soucis mordans je trouve en ma maison,
: Qui me rongent le cœur sans espoir d’allegeance.
 
: Adieu donques, Dorat, je suis encor Romain,
: Si l’arc que les neuf sœurs te mirent en la main
: Tu ne me preste ici, pour faire ma vengeance.
 
 
::: CXXXI
 
 
: Morel, dont le sçavoir sur tout autre je prise,
: Si quelqu’un de ceux-là, que le Prince Lorrain
: Guida dernierement au rivage Romain,
: Soit en bien, soit en mal, de Rome te devise :
 
: Di, qu’il ne sçait que c’est du siege de l’Église,
: N’y ayant esprouvé que la guerre, et la faim,
: Que Rome n’est plus Rome, et que celuy en vain
: Presume d’en juger, qui bien ne l’a comprise.
 
: Celuy qui par la rue a veu publiquement
: La courtisanne en coche, ou qui pompeusement
: L’a peu voir à cheval en accoustrement d’homme
 
: Superbe se monstrer : celuy qui de plain jour
: Aux Cardinaux en cappe a veu faire l’amour,
: C’est celuy seul, Morel, qui peut juger de Rome.
 
 
::: CXXXII
 
 
: Vineux, je ne vis oncques si plaisante province.
: Hostes si gracieux, ni peuple si humain,
: Que ton petit Urbin, digne que sous sa main
: Le tienne un si gentil et si vertueux Prince.
 
: Quant à l’estat du Pape, il fallut que j’apprinse
: À prendre en patience et la soif et la faim :
: C’est pitié, comme là le peuple est inhumain,
: Comme tout y est cher, et comme lon y pinse.
 
: Mais tout cela n’est rien au prix du Ferrarois :
: Car je ne voudrois pas pour le bien de deux Rois,
 
: Passer encor’ un coup par si penible enfer,
 
: Bref, je ne sçay, Vineux, qu’en conclure à la fin,
: Fors, qu’en comparaison de ton petit Urbin,
: Le peuple de Ferrare est un peuple de fer.
 
 
::: CXXXIII
 
 
: Il fait bon voir, Magny, ces Coyons magnifiques,
: Leur superbe Arcenal, leurs vaisseaux, leur abord,
: Leur saint Marc, leur Palais, leur Realte, leur port,
: Leurs changes, leurs profits, leur banque et leurs trafiques :
 
: Il fait bon voir le bec de leurs chapprons antiques,
: Leurs robbes à grand’ manche et leurs bonnets sans bord,
: Leur parler tout grossier, leur gravité, leur port,
: Et leurs sages advis aux affaires publiques.
 
: Il fait bon voir de tout leur Senat balloter,
: Il fait bon voir partout leurs gondoles flotter,
: Leurs femmes, leurs festins, leur vivre solitaire :
 
: Mais ce que lon en doit le meilleur estimer,
: C’est quand ces vieux cocus vont espouser la mer,
: Dont ils sont les maris, et le Turc l’adultere.
 
 
::: CXXXIV
 
 
: Celuy qui d’amitié a violé la loy,
: Cerchant de son amy la mort et vitupere :
: Celuy qui en procez a ruiné son frere,
: Ou le bien d’un mineur a converty à soy :
 
: Celuy qui a trahi sa patrie et son Roy,
: Celuy qui comme Œdipe a fait mourir son pere,
: Celuy qui comme Oreste a fait mourir sa mere,
: Celuy qui a nié son baptesme et sa foy :
 
: Marseille, il ne faut point que pour la penitence
: D’une si malheureuse abominable offense,
: Son estomac plombé martelant nuict et jour,
 
: Il voise errant nuds pieds ne six ne sept années :
: Que les Grisons sans plus il passe à ses journees,
: J’entens, s’il veut que Dieu luy doive du retour.
 
 
::: CXXXV
 
 
 
: La terre y est fertile, amples les edifices,
: Les poelles bigarrez, et les chambres de bois,
: La police immuable, immuables les loix,
: Et le peuple ennemi de forfaits et de vices.
 
: Ils boivent nuict et jour en Bretons et Suisses,
: Ils sont gras et refaits, et mangent plus que trois :
: Voilà les compagnons et correcteurs des Rois,
: Que le bon Rabelais a surnommez Saucisses.
 
: Ils n’ont jamais changé leurs habits et façons,
: Ils hurlent comme chiens leurs barbares chansons,
: Ils comptent à leur mode, et de tout se font croire :
 
: Ils ont force beaux lacs et force sources d’eau,
: Force prez, force bois. J’ay du reste, Belleau,
: Perdu le souvenir, tant ils me firent boire.
 
 
::: CXXXVI
 
 
: Je les ay veus, Bizet, et si bien m’en souvient,
: J’ay veu dessus leur front la repentance peinte,
: Comme on voit ces esprits qui là-bas font leur plainte,
: Ayant passé le lac d’où plus on ne revient.
 
: Un croire de leger les fols y entretient
: Sous un prétexte faux de liberté contrainte :
: Les coulpables fuitifs y demeurent par crainte,
: Les plus fins et rusez honte les y retient.
 
: Au demeurant, Bizet, l’avarice et l’envie,
: Et tout cela qui plus tormente nostre vie,
: Domine en ce lieu là plus qu’en tout autre lieu.
 
: Je ne viz onques tant l’un l’autre contre-dire,
: Je ne viz onques tant l’un de l’autre mesdire :
: Vray est que, comme ici, l’on n’y jure point Dieu.
 
 
::: CXXXVII
 
 
: Scève, je me trouvay comme le fils d’Anchise
: Entrant dans l’Elysee, et sortant des enfers,
: Quand apres tant de monts de neiges tous couverts
: Je vy ce beau Lyon, Lyon que tant je prise.
 
: Son estroite longueur, que la Sône divise,
: Nourrit mille artisans, et peuples tous divers :
: Et n’en déplaise à Londre, à Venise, et Anvers,
: Car Lyon n’est pas moindre en fait de marchandise.
 
: Je m’estonnay d’y avoir passer tant de courriers,
: D’y voir tant de banquiers, d’imprimeurs, d’armuriers,
: Plus dru que l’on ne voit les fleurs par les prairies.
 
: Mais je m’estonnay plus de la force des ponts,
: Dessus lesquelz on passe, allant delà les monts,
: Tant de belles maisons, et tant de metairies.
 
 
::: CXXXVIII
 
 
: De-vaux, la mer reçoit tous les fleuves du monde,
: Et n’en augmente point : semblable à la grand’mer
: Est ce Paris sans pair, où l’on voit abysmer
: Tout ce qui là dedans de toutes parts abonde.
 
: Paris est en sçavoir une Grece feconde,
: Une Rome en grandeur Paris on peut nommer,
: Une Asie en richesse on le peut estimer,
: En rares nouveautez une Afrique seconde.
 
: Bref, en voyant, De-vaux, ceste grande cité,
: Mon œil, qui paravant estoit exercité
: À ne s’esmerveiller des choses plus estranges,
 
: Print esbaïssement. Ce qui ne me put plaire,
: Ce fut l’estonnement du badaud populaire,
: La presse des chartiers, les procez, et les fanges.
 
 
::: CXXXIX
 
 
: Si tu veux vivre en Court, Dilliers, souvienne-toy
: De t’accoster tousjours des mignons de ton maistre :
: Si tu n’es favori, faire semblant de l’estre,
: Et de t’accommoder aux passetemps du Roy.
 
: Souvienne-toy encor' de ne prester ta foy
: Au parler d’un chacun, mais sur tout sois adextre
: A t’aider de la gauche autant que de la dextre,
: Et par les mœurs d’autruy à tes mœurs donne loy.
 
: N’avance rien du tien, Dilliers, que ton service,
: Ne monstre que tu sois trop ennemy du vice,
 
: Et sois souvent encor', muet, aveugle et sourd.
 
: Ne fay que pour autruy importun on te nomme,
: Faisant ce que je di, tu seras galand homme :
: T’en souvienne, Dilliers, si tu veux vivre en Court.
 
 
::: CXL
 
 
: Si tu veux seurement en Court te maintenir,
: Le silence, Ronsard, te soit comme un decret.
: Qui baille à son amy la clef de son secret,
: Le fait de son amy son maistre devenir.
 
: Tu dois encor', Ronsard, ce me semble, tenir
: Aveq' ton ennemi quelque moyen discret,
: Et faisant contre luy, monstrer qu’à ton regret
: Le seul devoir te fait en ces termes venir.
 
: Nous voyons bien souvent une longue amitié
: Se changer pour un rien en fiere inimitié,
: Et la haine en amour souvent se transformer.
 
: Dont (veu le temps qui court) il ne faut s’esbahir,
: Aime donques, Ronsard, comme pouvant haïr,
: Hays donques, Ronsard, comme pouvant aimer.
 
 
::: CXLI
 
 
: Ami, je t’apprendray (encores que tu sois,
: Pour te donner conseil, de toy mesme assez sage)
: Comme jamais tes vers ne te feront outrage,
: Et ce qu’en tes escrits plus eviter tu dois.
 
: Si de Dieu, ou du Roy tu parles quelquefois,
: Fay que tu sois prudent, et sobre en ton langage :
: Le trop parler de Dieu porte souvent dommage,
: Et longues sont les mains des Princes et des Rois.
 
: Ne t’attache à qui peut, si sa fureur l’allume,
: Venger d’un coup d’espee un petit traict de plume,
: Mais presse, comme on dit, ta levre avec le doy.
 
: Ceux que de tes bons mots tu vois pasmer de rire,
: Si quelque outrageux fol t’en veut faire desdire,
: Ce seront les premiers à se mocquer de toy.
 
 
::: CXLII
 
 
: Cousin parle tousjours des vices en commun,
: Et ne discours jamais d’affaires à la table,
: Mais sur tout garde toy d’estre trop veritable,
: Si en particulier tu parles de quelqu’un.
 
: Ne commets ton secret à la foy d’un chacun,
: Ne di rien qui ne soit pour le moins vray-semblable :
: Si tu mens, que ce soit pour chose profitable,
: Et qui ne tourne point au deshonneur d’aucun.
 
: Sur tout garde toy bien d’estre double en paroles,
: Et n’use sans propos de finesses frivoles,
: Pour acquerir le bruit d’estre bon courtisan.
 
: L’artifice caché c’est le vray artifice :
: La souris bien souvent perit par son indice,
: Et souvent par son art se trompe l’artisan.
 
 
::: CXLIII
 
 
: Bizet, j’aymerois mieux faire un bœuf d’un formi,
: Ou faire d’une mousche un indique elephant,
: Que, le bonheur d’autruy par mes vers estoufant,
: Me faire d’un chascun le publiq ennemi.
 
: Souvent pour un bon mot on perd un bon ami,
: Et tel par ses bons mots croit (tant il est enfant)
: S’estre mis sur la teste un chapeau triomphant,
: À qui mieux eust valu estre bien endormi.
 
: La louange, Bizet, est facile à chacun,
: Mais la satyre n’est un ouvrage commun :
: C’est, trop plus qu’on ne pense, un œuvre industrieux.
 
: Il n’est rien si fascheux qu’un brocard mal plaisant,
: Et faut bien, comme on dit, bien dire en mesdisant,
: Veu que le louer mesme est souvent odieux.
 
 
::: CXLIV
 
 
: Gordes, je sçaurois bien faire un conte à la table,
: Et s’il estoit besoin contrefaire le sourd :
: J’en sçaurois bien donner, et faire à quelque lourd
: Le vray ressembler faux, et le faux veritable.
 
: Je me sçaurois bien rendre à chacun accointable,
: Et façonner mes mœurs aux mœurs du temps qui court :
: Je sçaurois bien prester (comme on dit à la Court)
: Aupres d’un grand seigneur quelque œuvre charitable.
 
: Je sçaurois bien encor', pour me mettre en avant,
: Vendre de la fumee à quelque poursuyvant,
: Et pour estre employé en quelque bon affaire,
 
: Me feindre plus ruzé cent fois que je ne suis :
: Mais ne le voulant point, Gordes, je ne le puis,
: Et si ne blasme point, ceux qui le sçavent faire !
 
 
::: CXLV
 
 
: Tu t’abuses, Belleau, si pour estre sçavant,
: Sçavant et vertueux, tu penses qu’on te prise :
: Il fault, comme lon dit, estre homme d’entreprise
: Si tu veux qu’à la Court on te pousse en avant.
 
: Ces beaux noms de vertu, ce n’est rien que du vent :
: Donques, si tu es sage, embrasse la feintise,
: L’ignorance, l’envie, avec la convoitise :
: Par ces arts jusqu’au ciel on monte bien souvent.
 
: La science à la table est des seigneurs prisée,
: Mais en chambre, Belleau, elle sert de risée :
: Garde, si tu m’en crois, d’en acquerir le bruit.
 
: L’homme trop vertueux desplait au populaire :
: Et n’est-il pas bien fol qui s’efforçant de plaire,
: Se mesle d’un mestier que tout le monde fuit ?
 
 
::: CXLVI
 
 
: Souvent nous faisons tort nous mesme’ à nostre ouvrage :
: Encor' que nous soyons de ceux qui font le mieulx,
: Soit par trop quelquefois contrefaire les vieux,
: Soit par trop imiter ceux qui sont de nostre âge.
 
: Nous ostons bien souvent aux princes le courage
: De nous faire du bien : nous rendant odieux,
: Soit pour en demandant estre trop ennuyeux,
: Soit pour trop nous louant aux autres faire outrage.
 
: Et puis, nous nous plaignons de voir nostre labeur
: Veuf d’applaudissement, de grâce, et de faveur,
: Et de ce que chacun à son œuvre souhaite.
 
: Bref, louë qui voudra son art, et son mestier,
: Mais cestui-là, Morel, n’est pas mauvais ouvrier,
: Lequel sans estre fol, peut estre bon poëte.
 
 
::: CXLVII
 
 
: Ne te fasche, Ronsard, si tu vois par la France
: Fourmiller tant d’escrits : ceux qui ont merité
: D’estre advouez pour bons de la posterité,
: Portent leur sauf-conduit et lettre d’asseurance.
 
: Tout œuvre qui doit vivre, il a dès sa naissance
: Un Demon qui le guide à l’immortalité :
: Mais qui n’a rencontré telle nativité,
: Comme fruict abortif, n’a jamais accroissance.
 
: Virgile eut ce Demon, et l’eut Horace encor’,
: Et tous ceux qui du temps de ce bon siècle d’or
: Estoient tenuz pour bons : les autres n’ont plus vie.
 
: Qu’eussions-nous leurs escrits, pour voir de nostre temps
: Ce qui aux anciens servoit de passetemps,
: Et quels estoient les vers d’un indocte Mevie.
 
 
::: CXLVIII
 
 
: Autant comme lon peut en un autre langage
: Une langue exprimer, autant que la nature
: Par l’art se peut monstrer, et que par la peinture
: On peut tirer au vif un naturel visage :
 
: Autant exprimes-tu, et encor d’avantage
: Avecques le pinceau de ta docte escriture
: La grace, la façon, le port, et la stature
: De celuy, qui d’Enee a descrit le voyage.
 
: Ceste mesme candeur, ceste grace divine,
: Ceste mesme douceur, et majesté Latine,
: Qu’en ton Virgile on voit, c’est celle mesme encore,
 
: Qui Françoise se rend par ta celeste veine.
: Des-Masures, sans plus, a faute d’un Mecene,
: Et d’un autre Cesar, qui ses vertus honore.
 
 
::: CXLIX
 
 
: Vous dictes, courtisans, les Poëtes sont fouls,
: Et dictes verité : mais aussi dire j’ose,
: Que tels que vous soyez, vous tenez quelque chose
: De ceste douce humeur qui est commune à tous.
 
: Mais celle-là, Messieurs, qui domine sur vous,
: En autres actions diversement s’expose :
: Nous sommes fouls en rime, et vous l’estes en prose :
: C’est le seul different qu’est entre vous et nous.
 
: Vray est que vous avez la Court plus favorable,
: Mais aussi n’avez vous un renom si durable :
: Vous avez plus d’honneurs, et nous moins de souci.
 
: Si vous riez de nous, nous faisons la pareille :
: Mais cela qui se dit s’en vole par l’oreille,
: Et cela qui s’escrit ne se perd pas ainsi.
 
 
::: CL
 
 
: Seigneur, je ne sçaurois regarder d’un bon œil
: Ces vieux singes de Court, qui ne sçavent rien faire
: Sinon en leur marcher les Princes contrefaire,
: Et se vestir, comme eux, d’un pompeux appareil.
 
: Si leur maistre se mocque, ils feront le pareil,
: S’il ment, ce ne sont eux qui diront du contraire :
: Plutost auront-ilz veu, à fin de luy complaire,
: La Lune en plein midy, à minuict le Soleil.
 
: Si quelqu’un devant eux reçoit un bon visage,
: Ils le vont caresser, bien qu’ils crevent de rage :
: S’il le reçoit mauvais, ils le monstrent au doy.
 
: Mais ce qui plus contre eux quelquefois me despite,
: C’est quand devant le Roy, d’un visage hypocrite,
: Ils se prennent à rire, et ne sçavent pourquoy.
 
 
::: CLI
 
 
: Je ne te prie pas de lire mes escrits,
: Mais je te prie bien qu’ayant fait bonne chere,
: Et joué toute nuict aux dez, à la premiere,
: Et au jeu que Venus t’a sur tous mieux appris,
 
: Tu ne viennes ici desfascher tes esprits,
: Pour te mocquer des vers que je mets en lumiere,
: Et que de mes escrits la leçon coustumiere,
: Par faute d’entretien, ne te serve de ris.
 
: Je te priray encor, quiconques tu puisse' estre,
: Qui, brave de la langue, et foible de la dextre,
: De blesser mon renom te monstres toujours prest,
 
: Ne mesdire de moy : ou prendre patience,
: Si ce que ta bonté me preste en conscience,
: Tu te le vois par moy rendre à double interest.
 
 
::: CLII
 
 
: Si mes escrits, Ronsard, sont semez de ton los,
: Et si le mien encor tu ne dedaignes dire,
: D’estre enclos en mes vers ton honneur ne desire,
: Et par là je ne cerche en tes vers estre enclos.
 
: Laissons donc, je te pri, laissons causer ces sots,
: Et ces petits gallands, qui ne sachant que dire,
: Disent, voyant Ronsard et Bellay s’entr’escrire,
: Que ce sont deux mulets qui se grattent le dos.
 
: Nos louanges, Ronsard, ne font tort à personne :
: Et quelle loy defend que l’un à l’autre en donne,
: Si les amis entre eux des presens se font bien ?
 
: On peut comme l’argent trafiquer la louange,
: Et les louanges sont comme lettres de change,
: Dont le change et le port, Ronsard, ne couste rien.
 
 
::: CLIII
 
 
: On donne les degrez au sçavant escolier,
: On donne les estats à l’homme de justice,
: On donne au courtisan le riche benefice,
: Et au bon capitaine on donne le collier :
 
: On donne le butin au brave avanturier,
: On donne à l’officier les droits de son office,
: On donne au serviteur le gain de son service,
: Et au docte poëte on donne le laurier.
 
: Pourquoi donc fais-tu tant lamenter Calliope,
: Du peu de bien qu’on fait à sa gentille troppe ?
: Il faut, Jodelle, il faut autre labeur choisir,
 
: Que celuy de la Muse, à qui veut qu’on l’avance :
: Car quel loyer veux-tu avoir de ton plaisir,
: Puis que le plaisir mesme en est la recompense ?
 
 
::: CLIV
 
 
: Si tu m’en crois, Baïf, tu changeras Parnasse
: Au palais de Paris, Helicon au parquet,
: Ton laurier en un sac, et ta lyre au caquet,
: De ceux qui pour serrer, la main n’ont jamais lasse.
 
: C’est à ce mestier là, que les biens on amasse,
: Non à celuy des vers : où moins y a d’acquet
: Qu’au mestier d’un boufon, ou celui d’un naquet.
: Fy du plaisir, Baïf, qui sans profit se passe.
 
: Laissons donq, je te pry, ces babillardes Sœurs,
: Ce causeur Apollon, et ces vaines douceurs,
: Qui pour tout leur tresor n’ont que des lauriers verds :
 
: Aux choses de profit, ou celles qui font rire,
: Les grands ont aujourd’huy les oreilles de cire,
: Mais ils les ont de fer pour escouter les vers.
 
 
::: CLV
 
 
: Thiard, qui as changé en plus grave escriture
: Ton doux stile amoureux : Thiard, qui nous as fait
: D’un Petrarque un Platon, et si rien plus parfait
: Se trouve que Platon, en la mesme nature :
 
: Qui n’admire du ciel la belle architecture,
: Et de tout ce qu’on voit les causes et l’effect,
: Celuy vrayment doit estre un homme contrefait,
: Lequel n’a rien d’humain, que la seule figure.
 
: Contemplons donc, Thiard, ceste grand’ voute ronde,
: Puis que nous sommes faits à l’exemple du monde :
: Mais ne tenons les yeux si attachez en haut,
 
: Que pour ne les baisser quelquefois vers la terre,
: Nous soyons en danger, par le hurt d’une pierre,
: De nous blesser le pied, ou de prendre le saut.
 
 
::: CLVI
 
 
: Par ses vers Teïens Belleau me fait aimer
: Et le vin, et l’amour : Baïf, ta challemie
: Me fait plus qu’une royne une rustique amie,
: Et plus qu’une grand' ville un village estimer.
 
: Le docte Pelletier fait mes flancs emplumer,
: Pour voler jusqu’au ciel avec son Uranie :
: Et par l’horrible effroy d’une estrange harmonie
: Ronsard de pied en cap hardi me fait armer.
 
: Mais je ne sçay comment ce Dœmon de Jodelle,
: Dœmon est-il vrayment, car d’une voix mortelle
: Ne sortent point ses vers tout soudain que je l’oy,
 
: M’aiguillonne, m’espoint, m’espouvante, m’affolle,
: Et comme Apollon fait de sa prestresse folle,
: À moy-mesme m’ostant, me ravit tout à soy.
 
 
::: CLVII
 
 
: En ce pendant, Clagny, que de mil argumens
: Variant le dessein du royal edifice,
: Tu vas renouvelant d’un hardi frontispice
: La superbe grandeur des plus vieux monumens,
 
: Avec d’autres compas et d’autres instrumens,
: Fuyant l’ambition, l’envie, et l’avarice,
: Aux Muses je bastis, d’un nouvel artifice
: Un palais magnifique à quatre appartemens.
 
: Les Latines auront un ouvrage Dorique
: Propre à leur gravité, les Grecques un attique
: Pour leur naïfveté, les Françoises auront
 
: Pour leur grave douceur une œuvre Ionienne,
: D’ouvrage elabouré à la Corinthienne
: Sera le corps d’hostel, où les Thusques seront.
 
 
::: CLVIII
 
 
: De ce Royal palais que bastiront mes doigts,
: Si la bonté du Roy me fournit de matiere,
: Pour rendre sa grandeur et beauté plus entière,
: Les ornemens seront de traicts et d’arcs turquois.
 
: Là d’ordre flanc à flanc se voyront tous nos Rois,
: Là se voira maint Faune, et Nymphe passagere :
: Sur le portail sera la Vierge forestiere,
: Avecques son croissant, son arc, et son carquois.
 
: L’appartement premier Homere aura pour marque,
: Virgile le second, le troisieme Petrarque,
: Du surnom de Ronsard le quatrieme on dira.
 
: Chacun aura sa forme et son architecture,
: Chacun ses ornemens, sa grace et sa peinture,
: Et en chacun, Clagny, ton beau nom se lira.
 
 
::: CLIX
 
 
: De votre Dianet (de vostre nom j’appelle
: Vostre maison d’Anet) la belle architecture,
: Les marbres animez, la vivante peinture,
: Qui la font estimer des maisons la plus belle :
 
: Les beaux lambris dorez, la luysante chappelle,
: Les superbes dongeons, la riche couverture,
: Le jardin tapissé d’eternelle verdure,
: Et la vive fontaine à la source immortelle :
 
: Ces ouvrages, Madame, à qui bien les contemple,
: rapportant de l’antiqu’ le plus parfait exemple,
: Monstrent un artifice, et despense admirable.
 
: Mais ceste grand’ douceur jointe à ceste hautesse,
: Et cet Astre benin joint à ceste sagesse,
: Trop plus que tout cela vous font esmerveillable.
 
 
::: CLX
 
 
: Entre tous les honneurs, dont en France est cogneu
: Ce renommé Bertran, des moindres n’est celuy
: Que luy donne la Muse, et qu’on dise de luy,
: Que par lui un Salel soit riche devenu.
 
: Toy donc, à qui la France a desja retenu
: L’un de ses plus beaux lieux, comme seul aujourd’huy
: Où les arts ont fondé leur principal appuy,
: Quand au lieu qui t’attend tu seras parvenu :
 
: Fay que de ta grandeur ton Magny se ressente,
: À fin que si Bertran de son Salel se vante,
 
: Tu te puisses aussi de ton Magny vanter.
 
: Tous deux sont Quercinois, tous deux bas d’estature :
: Et ne seroyent pas moins semblables d’escriture,
: Si Salel avait sceu plus doucement chanter.
 
 
::: CLXI
 
 
: Prelat, à qui les cieux ce bon heur ont donné,
: D’estre agreable aux Rois : Prelat, dont la prudence
: Par les degrez d’honneur a mis en evidence
: Que pour le bien public Dieu t’avoit ordonné :
 
: Prelat, sur tous prelats sage et bien fortuné,
: Prelat, garde des loix, et des seaux de la France,
: Digne que sur ta foy repose l’asseurance
: D’un Roy le plus grand Roy qui fut onq' couronné :
 
: Devant que t’avoir veu j’honorois ta sagesse,
: Ton sçavoir, ta vertu, ta grandeur, ta largesse,
: Et si rien entre nous se doit plus honorer :
 
: Mais ayant esprouvé ta bonté nompareille,
: Qui souvent m’a presté si doucement l’oreille,
: Je souhaitte qu’un jour je te puisse adorer.
 
 
::: CLXII
 
 
: Après s’estre basti sur les murs de Carthage
: Un sepulchre eternel, Scipion irrité
: De voir à sa vertu ingrate sa cité,
: Se bannit de soy-mesme en un petit village.
 
: Tu as fait, Olivier, mais d’un plus grand courage,
: Ce que fit Scipion en son adversité,
: Laissant, durant le cours de ta felicité,
: La Court, pour vivre à toy le reste de ton âge.
 
: Le bruit de Scipion maint corsaire attiroit
: Pour contempler celuy que chascun admiroit,
: Bien qu’il fust retiré en son petit Linterne.
 
: On te fait le semblable : admirant ta vertu
: D’avoir laissé la Court, et ce monstre testu,
: Ce peuple qui ressemble à la beste de Lerne.
 
 
::: CLXIII
 
 
: Il ne faut point, Duthier, pour mettre en evidence
: Tant de belles vertus qui reluisent en toy,
: Que je te rende icy l’honneur que je te doy,
: Celebrant ton sçavoir, ton sens, et ta prudence.
 
: Le bruit de ta vertu est tel, que l’ignorance
: Ne le peut ignorer: et qui louë le Roy,
: Il faut qu’il louë encor' ta prudence, et ta foy :
: Car ta gloire est conjointe à la gloire de France.
 
: Je diray seulement que depuis nos ayeux
: La France n’a point veu un plus laborieux
: En sa charge que toy, et qu’autre ne se treuve
 
: Plus courtois, plus humain, ni qui ait plus de soin
: De secourir l’amy à son plus grand besoin.
: J’en parle seurement, car j’en ay fait l’espreuve.
 
 
::: CLXIV
 
 
: Combien que ton Magny ait la plume si bonne,
: Si prendrois-je avec luy de tes vertus le soin,
: Sachant que Dieu, qui n’a de nos presens besoin,
: Demande les presens de plus d’une personne.
 
: Je dirois ton beau nom, qui de luy-mesme sonne
: Ton bruit parmi la France, en Itale, et plus loin :
: Et dirois que Henry est luy-mesme tesmoin
: Combien un Avanson avance sa couronne.
 
: Je dirois ta bonté, ta justice, et ta foy,
: Et mille autres vertus qui reluisent en toy,
: Dignes qu’un seul Ronsard les sacre à la Memoire :
 
: Mais sentant le souci qui me presse le dos,
: Indigne je me sens de toucher à ton los,
: Sachant que Dieu ne veut qu’on prophane sa gloire.
 
 
::: CLXV
 
 
: Quand je voudray sonner de mon grand Avanson
: Les moins grandes vertus, sur ma corde plus basse
: Je diray sa faconde, et l’honneur de sa face,
: Et qu’il est des neuf Sœurs le plus cher nourrisson.
 
: Quand je voudray toucher avec un plus haut son
: Quelque plus grand’vertu, je chanteray sa grace,
: Sa bonté, sa grandeur, qui la justice embrasse,
: Mais là je ne mettray le but de ma chanson,
 
: Car quand plus hautement je sonneray sa gloire,
: Je diray que jamais les filles de Memoire
: Ne diront un plus sage, et vertueux que luy :
 
: Plus prompt à son devoir, plus fidele à son Prince,
: Ne qui mieux s’accommode au regne d’aujourd’huy,
: Pour servir son seigneur en estrange province.
 
 
::: CLXVI
 
 
: Combien que ta vertu, Poulin, soit entendue
: Par tout où des François le bruit est entendu,
: Et combien que ton nom soit au large estendu
: Autant que la grand’mer est au large estendue :
 
: Si faut-il toutefois que Bellay s’esvertue,
: Aussi bien que la mer, de bruire ta vertu,
: Et qu’il sonne de toy avec l’œrain tortu,
: Ce que sonne Triton de sa trompe tortue.
 
: Je diray que tu es le Tiphys du Jason,
: Qui doit par ton moyen conquerir la toison,
: Je diray ta prudence, et ta vertu notoire :
 
: Je diray ton pouvoir qui sur la mer s’estend,
: Et que les Dieux marins te favorisent tant,
: Que les terrestres Dieux sont jaloux de ta gloire.
 
 
::: CLXVII
 
 
: Sage de l’Hospital, qui seul de nostre France
: Rabaisses aujourd’huy l’orgueil Italien,
: Et qui nous monstres seul, d’un art Horacien,
: Comme il faut chastier le vice et l’ignorance :
 
: Si je voulais louer ton sçavoir, ta prudence,
: Ta vertu, ta bonté, et ce qu’est vrayment tien,
: À tes perfections je n’adjousterois rien,
: Et pauvre me rendroit la trop grand’abondance.
 
: Et qui pourroit, bons Dieux, faire plus digne foy
: Des rares qualitez qui reluisent en toy,
 
: Que ceste autre Pallas, ornement de nostre âge ?
 
: Ainsi jusqu’aujourd’huy, ainsi encor' voit-on
: Estre tant renommé le maistre de Platon,
: Pour ce qu’il eut d’un dieu la voix pour tesmoignage.
 
 
::: CLXVIII
 
 
: Nature à vostre naistre heureusement feconde,
: Prodigue, vous donna tout son plus et son mieux,
: Soit ceste grand' douceur qui luit dedans vos yeux,
: Soit ceste majesté disertement faconde.
 
: Vostre rare vertu, qui n’a point de seconde,
: Et vostre esprit ailé, qui voisine les cieux,
: Vous ont donné le lieu le plus prochain des Dieux,
: Et la plus grand’ faveur du plus grand Roy du monde.
 
: Bref, vous avez tout seul tout ce qu’on peut avoir
: De richesse, d’honneur, de grace, et de sçavoir :
: Que voulez-vous donc plus esperer d’avantage ?
 
: Le libre jugement de la posterité,
: Qui, encor' qu’ell' assigne au ciel vostre partage,
: Ne vous donnera pas ce qu’avez merité.
 
 
::: CLXIX
 
 
: La fortune, Prelat, nous voulant faire voir
: Ce qu’elle peut sur nous, a choisi de notre âge
: Celuy qui de vertu, d’esprit, et de courage
: S’estoit le mieux armé encontre son pouvoir.
 
: Mais la vertu qui n’est apprise à s’esmouvoir,
: Non plus que le rocher se meut contre l’orage,
: Dontera la fortune, et contre son outrage
: De tout ce qui luy faut, se sçaura bien pourvoir.
 
: Comme ceste vertu immuable demeure,
: Ainsi le cours du ciel se change d’heure en heure.
: Aidez-vous donq, Seigneur, de vous mesme au besoin,
 
: Et joyeux attendez la saison plus prospere,
: Qui vous doit ramener vostre oncle et vostre frere :
: Car et d’eux et de vous le ciel a pris le soin.
 
 
::: CLXX
 
 
: Ce n’est pas sans propos qu’en vous le ciel a mis
: Tant de beautez d’esprit et de beautez de face,
: Tant de royal honneur, et de royale grace,
: Et que plus que cela vous est encor' promis.
 
: Ce n’est pas sans propos que les Destins amis,
: Pour rabaisser l’orgueil de l’Espagnole audace,
: Soit par droit d’alliance, ou soit par droit de race,
: Vous ont par leurs arrests trois grands peuples soumis.
 
: Ilzz veulent que par vous la France, et l’Angleterre
: Changent en longue paix l’hereditaire guerre,
: Qui a de pere en fils si longuement duré :
 
: Ils veulent que par vous la belle vierge Astree
: En ce Siecle de fer reface encor' entree,
: Et qu’on revoye encor' le beau Siecle doré.
 
 
::: CLXXI
 
 
: Muse, qui autrefois chantas la verde Olive,
: Empenne tes deux flancs d’une plume nouvelle,
: Et te guidant au ciel avecques plus haute aile,
: Vole où est d’Apollon la belle plante vive.
 
: Laisse, mon cher souci, la paternelle rive,
: Et portant desormais une charge plus belle,
: Adore ce haut nom, dont la gloire immortelle
: De nostre pole arctiqu' à l’autre pole arrive.
 
: Louë l’esprit divin, le courage indontable,
: La courtoise douceur, la bonté charitable,
: Qui soustient la grandeur, et la gloire de France.
 
: Et di, ceste princesse et si grande et si bonne,
: Porte dessus son chef de France la couronne :
: Mais di cela si haut, qu’on l’entende à Florence.
 
 
::: CLXXII
 
 
: Digne fils de Henry, nostre Hercule Gaulois,
: Nostre second espoir, qui portes sus ta face,
: Retraicte au naturel, la maternelle grace,
: Et gravee en ton cœur la vertu de Vallois :
 
: Cependant que le ciel, qui jà dessous tes loix
: Trois peuples a soumis, armera ton audace
: D’une plus grand' vigueur, suy ton pere à la trace,
: Et apprens à donter l’Espagnol, et l’Anglois.
 
: Voicy de la vertu la penible montee,
: Qui par le seul travail veut estre surmontee :
: Voilà de l’autre part le grand chemin battu,
 
: Où au sejour du vice on monte sans eschelle.
: Deçà, Seigneur, deçà, où la vertu t’appelle,
: Hercule se fit Dieu par la seule vertu.
 
 
::: CLXXIII
 
 
: La Grecque poesie orgueilleuse se vante
: Du los qu’à son Homere Alexandre donna,
: Et les vers que Cesar de Virgile sonna,
: La Latine aujourd’hui les chante et les rechante.
 
: La Françoise qui n’est tant que ces deux sçavante,
: Comme qui son Homere et son Virgile n’a,
: Maintient que le Laurier qui François couronna,
: Baste seul pour la rendre à tout jamais vivante.
 
: Mais les vers qui l’ont mise encor' en plus haut pris,
: Sont les vostres, Madame, et ces divins escrits
: Que mourant nous laissa la Roine vostre mere.
 
: Ô poesie heureuse, et bien digne des Rois,
: De te pouvoir vanter des escripts Navarrois,
: Qui t’honorent trop plus qu’un Virgile ou Homere !
 
 
::: CLXXIV
 
 
: Dans l’enfer de son corps mon esprit attaché
: (Et cet enfer, Madame, a esté mon absence)
: Quatre ans et d’avantage a fait la p’nitence
: De tous les vieux forfaits dont il fut entaché.
 
: Ores, graces aux Dieux, or’ il est relaché
: De ce penible enfer, et par vostre presence
: Reduit au premier poinct de sa divine essence,
: A dechargé son dos du fardeau de peché.
 
: Ores sous la faveur de vos graces prisees,
: Il jouit du repos des beaux champs Elysées,
 
: Et si n’a volonté d’en sortir jamais hors.
 
: Donques, de l’eau d’oubli ne l’abreuvez, Madame,
: De peur qu’en la beuvant nouveau desir l’enflamme
: De retourner encor dans l’enfer de son corps.
 
 
::: CLXXV
 
 
: Non pource qu’un grand Roy ait esté vostre pere,
: Non pour vostre degré, et royale hauteur,
: Chacun de vostre nom veut estre le chanteur,
: Ni pource qu’un grand Roy soit ores vostre frere.
 
: La nature, qui est de tous commune mere,
: Vous fit naistre, Madame, avecques ce grand heur,
: Et ce qui accompagne une telle grandeur,
: Ce sont souvent des dons de fortune prospere.
 
: Ce qui vous fait ainsi admirer d’un chascun,
: C’est ce qui est tout vostre, et qu’avec vous commun
: N’ont tous ceux-là qui ont couronnes sur leurs testes :
 
: Ceste grace, et douceur, et ce je ne sçay quoy,
: Que quand vous ne seriez fille, ni sœur de Roy,
: Si vous jugeroit-on estre ce que vous estes.
 
 
::: CLXXVI
 
 
: Esprit royal, qui prens de lumiere eternelle
: Ta seule nourriture, et ton accroissement,
: Et qui de tes beaux rais en nostre entendement
: Produis ce haut desir, qui au ciel nous r'appelle,
 
: N’apperçois-tu combien par ta vive estincelle
: La vertu luit en moy ? n’as-tu point sentiment
: Par l’œil, l’ouïr, l’odeur, le goust, l’attouchement,
: Que sans toy ne reluit chose aucune mortelle ?
 
: Au seul object divin de ton image pure
: Se meut tout mon penser, qui par la souvenance
: De ta haute bonté tellement se r'asseure,
 
: Que l’ame et le vouloir ont pris mesme asseurance
: (Chassant tout appetit et toute vile cure)
: De retourner au lieu de leur premiere essence.
 
 
::: CLXXVII
 
 
: Si la vertu, qui est de nature immortelle,
: Comme immortelles sont les semences des cieux,
: Ainsi qu’à nos esprits, se monstroit à nos yeux,
: Et nos sens hebetez estoient capables d’elle,
 
: Non ceux-là seulement qui l’imaginent telle,
: Et ceulx ausquels le vice est un monstre odieux,
: Mais on verroit encor les mesmes vicieux
: Épris de sa beauté, des beautez la plus belle.
 
: Si tant aimable donc seroit ceste vertu
: À qui la pourroit voir, Vineux, t’esbahis-tu
: Si j’ay de ma Princesse au cœur l’image empreinte ?
 
: Si sa vertu j’adore, et si d’affection
: Je parle si souvent de sa perfection,
: Veu que la vertu mesme en son visage est peinte ?
 
 
::: CLXXVIII
 
 
: Quand d’une douce ardeur doucement agité
: J’userois quelque fois en louant ma Princesse
: Des termes d’adorer, de celeste ou Deesse,
: Et ces tiltres qu’on donne à la Divinité,
 
: Je ne craindrois, Melin, que la posterité
: Appellast pour cela ma Muse flateresse :
: Mais en louant ainsi sa royale hautesse,
: Je craindrois d’offenser sa grande humilité.
 
: L’antique vanité avecques tels honneurs
: Souloit idolâtrer les Princes et Seigneurs :
: Mais le Chrestien qui met ces termes en usage,
 
: Il n’est pas pour cela idolâtre ou flateur :
: Car en donnant de tout la gloire au Createur,
: Il loue l’ouvrier mesme, en louant son ouvrage.
 
 
::: CLXXIX
 
 
: Voyant l’ambition, l’envie, et l’avarice,
: La rancune, l’orgueil, le desir aveuglé,
: Dont cet âge de fer de vices tout rouglé
: A violé l’honneur de l’antique justice :
 
: Voyant d’une autre part la fraude, la malice,
: Le procez immortel, le droit mal conseillé :
: Et voyant au milieu du vice dereiglé
: Ceste royale fleur, qui ne tient rien du vice :
 
: Il me semble, Dorat, voir au ciel revolez
: Des antiques vertuz les escadrons ailez,
: N’ayans rien delaissé de leur saison doree
 
: Pour reduire le monde à son premier printemps,
: Fors ceste Marguerite, honneur de nostre temps,
: Qui, comme l’esperance, est seule demeuree.
 
 
::: CLXXX
 
 
: De quelque autre suject, que j’escrive, Jodelle,
: Je sens mon cœur transi d’une morne froideur,
: Et ne sens plus en moy ceste divine ardeur,
: Qui t’enflamme l’esprit de sa vive estincelle.
 
: Seulement quand je veux toucher le los de celle
: Qui est de nostre siecle et la perle, et la fleur,
: Je sens revivre en moy ceste antique chaleur,
: Et mon esprit lassé prendre force nouvelle.
 
: Bref, je suis tout changé, et si ne sçay comment,
: Comme on voit se changer la vierge en un moment,
: À l’approcher du Dieu qui telle la fait estre.
 
: D’où vient cela, Jodelle ? il vient, comme je croy,
: Du suject, qui produit naïvement en moy
: Ce que par art contraint les autres y font naistre.
 
 
::: CLXXXI
 
 
: Ronsard, j’ay veu l’orgueil des Colosses antiques,
: Les theâtres en rond ouvers de tous costez,
: Les colomnes, les arcs, les hauts temples voutez,
: Et les sommets pointus des carrez obelisques.
 
: J’ay veu des Empereurs les grands thermes publiques,
: J’ay veu leurs monuments que le temps a dontez,
: J’ay veu leurs beaux palais que l’herbe a surmontez,
: Et des vieux murs Romains les poudreuses reliques.
 
: Bref, j’ay veu tout cela que Rome a de nouveau,
: De rare, d’excellent, de superbe, et de beau :
 
: Mais je n’y ay point veu encores si grand'chose
 
: Que ceste Marguerite, où semble que les cieux,
: Pour effacer l’honneur de tous les siecles vieux,
: De leurs plus beaux presens ont l’excellence enclose.
 
 
::: CLXXXII
 
 
: Je ne suis pas de ceux qui robent la loüange,
: Fraudant indignement les hommes de valeur,
: Ou qui, changeant le noir à la blanche couleur
: Sçavent, comme l’on dit, faire d’un diable un ange.
 
: Je ne fay point valoir, comme un tresor estrange,
: Ce que vantent si haut nos marcadans d’honneur,
: Et si ne cherche point que quelque grand seigneur
: Me baille pour des vers des biens en contr’ eschange.
 
: Ce que je quiers, Gournay, de ceste sœur de Roy,
: Que j’honore, revere, admire comme toy,
: C’est que de la louer sa bonté me dispense,
 
: Puis qu’elle est de mes vers le plus louable object :
: Car en loüant, Gournay, si louable subject,
: Le los que je m’acquiers, m’est trop grand’ recompense.
 
 
::: CLXXXIII
 
 
: Morel, quand quelquefois je perds le temps à lire
: Ce que font aujourd’huy nos trafiqueurs d’honneurs,
: Je ri de voir ainsi desguiser ces Seigneurs,
: Desquels (comme lon dit) ils font comme de cire.
 
: Et qui pourroit, bons dieux ! se contenir de rire
: Voyant un corbeau peint de diverses couleurs,
: Un pourceau couronné de roses et de fleurs,
: Ou le portrait d’un asne accordant une lire ?
 
: La louange, à qui n’a rien de loüable en soy,
: Ne sert que de le faire à tous monstrer au doy,
: Mais elle est le loyer de cil qui la merite.
 
: C’est ce qui fait, Morel, que si mal volontiers
: Je di ceux, dont le nom fait rougir les papiers,
: Et que j’ay si frequent celuy de Marguerite.
 
 
::: CLXXXIV
 
 
: Celuy qui de plus près attaint la Deité,
: Et qui au ciel, Bouju, vole de plus haute aile,
: C’est celuy qui suivant la vertu immortelle,
: Se sent moins du fardeau de nostre humanité.
 
: Celui qui n’a des Dieux si grand felicité,
: L’admire toutefois comme une chose belle,
: Honore ceux qui l’ont, se monstre amoureux d’elle,
: Il a le second rang, ce semble, merité.
 
: Comme au premier je tends d’aile trop foible et basse,
: Ainsi je pense avoir au second quelque place :
: Et comment puis-je mieux le second meriter
 
: Qu’en louant ceste fleur, dont le vol admirable,
: Pour gaigner du premier le lieu plus honorable
: Ne laisse rien ici qui la puisse imiter ?
 
 
::: CLXXXV
 
 
: Quand ceste belle fleur premierement je vi,
: Qui nostre âge de fer de ses vertus redore,
: Bien que sa grand’valeur je ne cognoisse encore,
: Si fus-je en la voyant de merveille ravi.
 
: Depuis ayant le cours de fortune suivi
: Où le Tybre tortu de jaune se colore
: Et voyant ces grands dieux que l’ignorance adore,
: Ignorans, vicieux, et meschans à l’envi :
 
: Alors, Forget, alors ceste erreur ancienne,
: Qui n’avoit bien cogneu ta Princesse et la mienne,
: La venant à revoir, se dessilla les yeux :
 
: Alors je m’apperceu qu’ignorant son merite
: J’avois, sans la cognoistre, admiré Marguerite,
: Comme, sans les cognoistre, on admire les cieux.
 
 
::: CLXXXVI
 
 
: La jeunesse, Du-Val, jadis me fit escrire
: De cest aveugle archer, qui nous aveugle ainsi,
: Puis fasché de l’Amour, et de sa mere aussi,
: Les louanges des Rois j’accorday sur ma lire.
 
 
: Ores je ne veux plus tels argumens eslire,
: Ains je veux comme toy point d’un plus haut souci,
: Chanter de ce grand Roy, dont le grave sourci
: Fait trembler le celeste et l’infernal Empire.
 
: Je veux chanter de Dieu, mais pour bien le chanter,
: Il faut d’un avant-jeu ses louanges tenter,
: Loüant, non la beauté de ceste masse ronde,
 
: Mais ceste fleur, qui tient encor' un plus beau lieu :
: Car comme elle est, Du-val, moins parfaite que Dieu,
: Aussi l’est-elle plus que le reste du monde.
 
 
::: CLXXXVII
 
 
: Bucanan, qui d’un vers aux plus vieux comparable
: Le surnom de Sauvage ostes à l’Escossois,
: Si j’avois Apollon facile en mon François,
: Comme en ton Grec tu l’as, et Latin favorable,
 
: Je ne ferois monter, spectacle miserable,
: Dessus un echafaut les miseres des Rois :
: Mais je rendrois par tout d’une plus douce voix
: Le nom de Marguerite aux peuples admirable :
 
: Je dirois ses vertus et dirois que les cieux,
: L’ayant fait naistre ici d’un temps si vicieux
: Pour estre l’ornement, et la fleur de son âge,
 
: N’ont moins en cest endroit demonstré leur sçavoir,
: Leur pouvoir, leur vertu, que les Muses d’avoir
: Fait naistre un Bucanan de l’Ecosse sauvage.
 
 
::: CLXXXVIII
 
 
: Paschal, je ne veux point Jupiter assommer,
: Ni, comme fit Vulcan, luy rompre la cervelle,
: Pour en tirer dehors une Pallas nouvelle,
: Puis qu’on veut de ce nom ma Princesse nommer.
 
: D’un effroyable armet je ne la veux armer,
: Ny de ce que du nom d’une chevre on appelle,
: Et moins pour avoir veu sa Gorgonne cruelle,
: Veux-je en nouveaux cailloux les hommes transformer.
 
: Je ne veux desguiser ma simple poësie
: Sous le masque emprunté d’une fable moisie,
 
: Ni souiller un beau nom de monstres tant hideux :
 
: Mais suivant, comme toy, la veritable histoire,
: D’un vers non fabuleux je veux chanter sa gloire
: À nous, à nos enfans, et ceux qui naistront d’eux.
 
 
::: CLXXXIX
 
 
: Cependant, Pelletier, que dessus ton Euclide
: Tu monstres ce qu’en vain ont tant cherché les vieux,
: Et qu’en despit du vice, et du siecle envieux
: Tu te guindes au ciel comme un second Alcide :
 
: L’amour de la vertu, ma seule et seure guide,
: Comme un cygne nouveau me conduit vers les cieux,
: Et en despit d’envie, et du temps vicieux,
: Je remplis d’un beau nom ce grand espace vuide.
 
: Je voulois, comme toy, les vers abandonner,
: Pour à plus haut labeur plus sage m’addonner :
: Mais puis que la vertu à la louer m’appelle,
 
: Je veux de la vertu les honneurs raconter :
: Avecques la vertu je veux au ciel monter.
: Pourrois-je au ciel monter avecques plus haute aile ?
 
 
::: CXC
 
 
: Dessous ce grand François, dont le bel astre luit
: Au plus beau lieu du ciel, la France fut enceinte
: Des lettres et des arts, et d’une troppe sainte
: Que depuis sous Henry feconde elle a produit :
 
: Mais elle n’eut plus tost fait monstre d’un tel fruit,
: Et plutôt ce beau part n’eut la lumière attainte,
: Que je ne sçay comment sa clairté fut estainte,
: Et vid en mesme temps et son jour et sa nuict.
 
: Helicon est tary, Parnasse est une plaine,
: Les lauriers sont seichez, et France autrefois pleine
: De l’esprit d’Apollon ne l’est plus que de Mars.
 
: Phœbus s’en fuit de nous, et l’antique ignorance
: Sous la faveur de Mars retourne encore en France,
: Si Pallas ne deffend les lettres et les arts.
 
 
::: CXCI
 
 
: Sire, celuy qui est, a formé toute essence
: De ce qui n’estoit rien. C’est l’œuvre du Seigneur :
: Aussi tout honneur doit fleschir à son honneur,
: Et tout autre pouvoir ceder à sa puissance.
 
: On voit beaucoup de Rois, qui sont grands d’apparence :
: Mais nul, tant il soit grand, n’aura jamais tant d’heur
: De pouvoir à la vostre egaler sa grandeur :
: Car rien n’est apres Dieu si grand qu’un Roy de France.
 
: Puis donc que Dieu peut tout, et ne se trouve lieu
: Lequel ne soit enclos sous le pouvoir de Dieu,
: Vous, de qui la grandeur de Dieu seul est enclose,
 
: Élargissez encor sur moy vostre pouvoir,
: Sur moy, qui ne suis rien : à fin de faire voir
: Que de rien un grand Roy peut faire quelque chose.
 
 
::::: <big>'''Sonnet d’un Quidam.'''</big>
 
 
::: Contre un des precedens, qui se commence.
 
 
::: « Je les ay veus, Bizet », sonnet CXXXVI.
 
 
: Que songeois-tu, Bellay, lors que parmi tes rymes
: Après s’estre moqué des Papes, et des Rois,
: Tu as eu contre nous ozé dresser ta voix,
: En nous chargeant, menteur, impudemment de crimes ?
 
: Pour avoir servi Christ couppables nous estimes,
: Autre blasme sur nous mettre tu ne pourrois
: Qu’en mentant faussement : cesse si tu m’en crois,
: Jette au feu tes Sonnets, tes plumes et tes limes.
 
: Car c’est au Dieu vivant, à qui tu fais la guerre.
: Et quoy ? penses-tu bien par là bon bruit acquerre ?
: Mais Rome t’a appris ainsi à louër Dieu.
 
: Idolatre y allas, et si gardois encore
: Ce principe qu’il faut que l’homme un Dieu adore,
: Mais ceste raison-là vers toy n’a plus de lieu.
 
 
 
::::: <big>RESPONSE DE L’AUTEUR</big>
 
 
::::: Audict sonnet.
 
: Mais où as-tu trouvé, quelle temerité !
: Qu’il faille ainsi juger d’une autre conscience !
: En quelle escole as-tu appris cette science,
: Qui n’appartient sans plus qu’à la Divinité ?
 
: Si j’ay, sans la nommer, touché quelque cité,
: Dont la façon de vivre, et police m’offence,
: Et tu voulois, Chrestien, en prendre la defence,
: Me devois-tu pourtant noter d’impiété ?
 
: Il semble à escouter vos superbes louanges,
: Que vous soyez parfaits, que vous soyez plus qu’anges :
: Le Pharisee ainsi se vantoit devant Dieu.
 
: Que sçais-tu quel j’estois devant qu’aller à Rome ?
: Quel je suis retourné ? quel j’ay vescu et comme ?
: Ami, le vray Chrestien est chrestien en tout lieu.
 
 
::::: Autre
 
: Si Dieu est de vous seuls, comme il veut, adoré,
: Si seuls enfans de Dieu, si seuls Chrestiens vous estes,
: Si tous les autres sont sots, ignorans et bestes,
: Si de tous, fors de vous, le vray est ignoré,
 
: Je m’en rapporte à Dieu, qui veut estre honoré
: Comme il a ordonné, non pas selon nos testes,
: Qui le sert bien ou mal, je n’en fais point d’enquestes,
: Un chacun de soy-mesme est tesmoin asseuré.
 
: Mais quand à vos façons, je ne craindray de dire
: Qu’il y a plus sur vous, que sur nous à redire,
: Et que je ne vis onq’ moins plaisante cité.
 
: Ce qu’à vous je n’impute, ains à vostre police,
: Ou plutost à ceux-là, dont la courte malice
: Abuse, comme on voit, vostre simplicité.
 
 
::::: Autre
 
: Si je me suis moqué, ce que je ne voudrois,
: De ceux que par tes vers toy-mesme tu deprimes
: J’ay fait beaucoup pour vous, et plus que tu n’estimes
: De vous loger parmi les princes et les Rois.
 
: Mais si à mes escrits respondre tu voulois,
: Et respondre à propos sans parler de mes limes,
: Il ne te falloit tant arrester sur mes rimes,
: Il te falloit defendre et vos mœurs et vos loix.
 
: Il te falloit descrire une forme de ville.
: N’usant comme j’ay dit, de liberté servile,
: Sans mesdire de Rome ainsi hors de saison.
 
: Mais imitant des tiens la façon ordinaire,
: Voyant que tu n’avois de quoy me satisfaire.
: Tu m’as payé d’injure, et non pas de raison.
 
 
::::: Autre
 
: Puis que ce qu’en commun des vices j’ay escrit
: Tu veux prendre pour toy, touche-là, je l’advouë :
: Et si ce n’est assez, je te promets et vouë
: De faire encor’ pour toy renaistre Democrit.
 
: Et qui ne se riroit d’un si subtil esprit,
: Qui en blamant autruy, si sottement se louë ?
: Et veut que par les vers dont ma Muse se joue
: En me moquant de luy, je me mocque de Christ ?
 
: Si vos opinions sont bien ou mal fondées,
: Je m’en rapporte à ceux qui les ont mieux sondees,
: Baste que je me sens meilleur Chrestien que toy.
 
: Quant à ce que j’ay dit de vos façons de vivre,
: Je ne veux pour cela faire brusler mon livre,
: Car vos mœurs ne sont pas articles de la foy.
 
 
::::: Autre
 
: Je n’ay pas entrepris, pour défendre l’Eglise
: Que vous nommez contraire à l’Eglise de Christ,
: De vous dresser ici un combat par escrit :
: J’en laisse faire à ceux qui la charge en ont prise.
 
: Mais si la charité est ce que plus Dieu prise,
: Et l’arbre par le fruict se cognoit, comme on dit,
: Celuy qui comme moy, à vos mœurs contredit,
: Contre le Dieu vivant n’a la guerre entreprise.
 
: Or si vous usiez là de quelque charité,
: Celuy qui rien n’y porte en sçait la verité.
: Quant à vos autres mœurs, loix et façons de faire,
 
: Tu me nommes à tort imprudent et menteur,
: De ce que j’en ay dict je ne suis inventeur,
: Car c’est de vos prescheurs la complainte ordinaire.
 
 
::: Fin des « Regrets ».
 
 
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''Les Regrets'', dans ''Œuvres complètes de Joachim Du Bellay'' (orthographe moderne), t. III, avec commentaire historique et critique par Léon Séché, Revue de la Renaissance (Paris), 1910, p. 25-116 ([[Œuvres de Joachim Du Bellay|livre]]).
 
Source : ''Les Regrets (du Bellay)'', [https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Regrets_(du_Bellay) sur Wikisource], 2023, texte disponible sous licence CC-BY-SA.
 
[[Joachim Du Bellay]] ou Joachim du Bellay (1522–1560), poète français de l'école de la Pléiade, écrit entre 1553 et 1557 un recueil de sonnets intitulé ''Les Regrets'', à l'occasion de son voyage à Rome, qui comprend 191 sonnets en alexandrins où il fustige la corruption de la Rome moderne et témoigne de la douleur de l'exil. Né à Liré, il y évoque son village natal et la douceur angevine. Les Regrets incluent le poème le plus célèbre de Du Bellay : {{citation|Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage}}.
 
 
{{Autres documents}} Sur le même sujet : [[Douceur angevine]].
 
 
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[[Catégorie:Langue et littérature|regrets de Joachim Du Bellay, Les]]