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- AD LECTOREM
- Quem, Lector, tibi nunc damus libellum.
- Hic fellisque simul, simulque mellis,
- Permixtumque salis refert saporem.
- Si gratum quid erit tuo palato,
- Huc conviva veni, tibi hæc parata est,
- Cœna : sin minus, hinc facesse, quæso :
- Ad hanc te volui haud vocare cœnam.
- À MONSIEUR D’AVANSON
- Conseiller du Roy
- EN SON PRIVÉ CONSEIL
- Si je n’ay plus la faveur de la Muse,
- Et si mes vers se trouvent imparfaits,
- Le lieu, le temps, l’aage où je les ay faits,
- Et mes ennuis leur serviront d’excuse.
- J’estois à Rome au milieu de la guerre,
- Sortant desjà de l’aage plus dispos,
- A mes travaux cerchant quelque repos,
- Non pour louange ou pour faveur acquerre.
- Ainsi voit-on celuy qui sur la plaine
- Picque le bœuf ou travaille au rampart,
- Se resjouir, et d’un vers fait sans art
- S’esvertuer au travail de sa peine.
- Celuy aussi, qui dessus la galere
- Fait escumer les flots à l’environ,
- Ses tristes chants accorde à l’aviron,
- Pour esprouver la rame plus legère.
- On dit qu’Achille, en remaschant son ire,
- De tels plaisirs souloit s’entretenir,
- Pour addoucir le triste souvenir
- De sa maistresse, aux fredons de sa lyre.
- Ainsi flattoit le regret de la sienne
- Perdue, hélas, pour la seconde fois,
- Cil qui jadis aux rochers et aux bois
- Faisoit ouïr sa harpe Thracienne.
- La Muse ainsi me fait sur ce rivage,
- Où je languis banni de ma maison,
- Passer l’ennuy de la triste saison,
- Seule compaigne à mon si long voyage.
- La Muse seule au milieu des alarmes
- Est asseuree, et ne pallist de peur :
- La Muse seule au milieu du labeur
- Flatte la peine et desseiche les larmes.
- D’elle je tiens le repos et la vie,
- D’elle j’apprens à n’estre ambitieux,
- D’elle je tiens les saincts presens des Dieux,
- Et le mespris de fortune et d’envie.
- Aussi sçait-elle, aiant dès mon enfance
- Tousjours guidé le cours de mon plaisir,
- Que le devoir, non l’avare desir,
- Si longuement me tient loin de la France.
- Je voudrois bien (car pour suivre la Muse
- J’ay sur mon doz chargé la pauvreté)
- Ne m’estre au trac des neuf Sœurs arresté,
- Pour aller voir la source de Meduse.
- Mais que feray-je à fin d’eschapper d’elles ?
- Leur chant flatteur a trompé mes esprits,
- Et les appas ausquels elles m’ont pris
- D’un doux lien ont englué mes ailes.
- Non autrement que d’une douce force
- D’Ulysse estoyent les compagnons liez,
- Et, sans penser aux travaux oubliez
- Aimoyent le fruict qui leur servoit d’amorce.
- Celuy qui a de l’amoureux breuvage
- Gousté, mal sain, le poison doux-amer,
- Cognoit son mal, et contraint de l’aymer,
- Suit le lien qui le tient en servage.
- Pour ce me plaist la douce poésie,
- Et le doux traict par qui je fus blessé :
- Dès le berceau la Muse m’a laissé
- Cest aiguillon dedans la fantaisie.
- Je suis content qu’on appelle folie
- De nos esprits la saincte deité,
- Mais ce n’est pas sans quelque utilité
- Que telle erreur si doucement nous lie.
- Elle esblouït les yeux de la pensee
- Pour quelquefois ne voir nostre malheur,
- Et d’un doux charme enchante la douleur
- Dont nuict et jour nostre ame est offensee.
- Ainsi encor’ la vineuse prestresse,
- Qui de ses criz Ide va remplissant,
- Ne sent le coup du thyrse la blessant,
- Et je ne sens le malheur qui me presse.
- Quelqu’un dira : de quoy servent ses plainctes ?
- Comme de l’arbre on voit naistre le fruict,
- Ainsi les fruicts que la douleur produict,
- Sont les souspirs et les larmes non feinctes.
- De quelque mal un chacun se lamente,
- Mais les moyens de plaindre sont divers :
- J’ay, quant à moy, choisi celuy des vers
- Pour desaigrir l’ennuy qui me tourmente.
- Et c’est pourquoy d’une douce satyre
- Entremeslant les espines aux fleurs,
- Pour ne fascher le monde de mes pleurs,
- J’appreste ici le plus souvent à rire.
- Or si mes vers méritent qu’on les louë,
- Ou qu’on les blasme, à vous seul entre tous
- Je m’en rapporte ici : car c’est à vous,
- A vous, Seigneur, à qui seul je les vouë :
- Comme celuy qui avec la sagesse
- Avez conjoint le droit et l’equité,
- Et qui portez de toute antiquité
- Joint à vertu le titre de noblesse :
- Ne dedaignant, comme estoit la coustume,
- Le long habit, lequel vous honorez,
- Comme celuy qui sage n’ignorez
- De combien sert le conseil et la plume.
- Ce fut pourquoy ce sage et vaillant Prince,
- Vous honorant du nom d’Ambassadeur,
- Sur vostre doz deschargea sa grandeur,
- Pour la porter en estrange Province :
- Recompensant d’un estat honorable
- Vostre service, et tesmoignant assez
- Par le loyer de vos travaux passez,
- Combien luy est tel service aggreable.
- Qu’autant vous soit aggreable mon livre,
- Que de bon cœur je le vous offre ici :
- Du mesdisant j’auray peu de souci
- Et seray seur à tout jamais de vivre.
- A SON LIVRE
- Mon livre (et je ne suis sur ton aise envieux),
- Tu t’en iras sans moy voir la Court de mon Prince.
- Hé chétif que je suis, combien en gré je prinsse,
- Qu’un heur pareil au tien fust permis à mes yeux !
- Là si quelqu’un vers toy se monstre gracieux,
- Souhaitte luy qu’il vive heureux en sa province :
- Mais si quelque malin obliquement te pince,
- Souhaitte luy tes pleurs, et mon mal ennuyeux.
- Souhaitte luy encor’ qu’il face un long voyage,
- Et bien qu’il ait de veuë eslongné son mesnage,
- Que son cœur, où qu’il voise, y soit tousjours present.
- Souhaitte qu’il vieillisse en longue servitude,
- Qu’il n’esprouve à la fin que toute ingratitude,
- Et qu’on mange son bien pendant qu’il est absent.
- LES REGRETS
- DE
- JOACHIM DU BELLAY
- ANGEVIN
- I
- Je ne veux point fouiller au sein de la nature,
- Je ne veux point cercher l’esprit de l’univers,
- Je ne veux point sonder les abysmes couvers,
- N’y dessigner du ciel la belle architecture.
- Je ne peins mes tableaux de si riche peinture,
- Et si hauts argumens ne recerche à mes vers :
- Mais suivant de ce lieu les accidens divers,
- Soit de bien, soit de mal, j’escris à l’adventure.
- Je me plains à mes vers, si j’ay quelque regret,
- Je me ris avec eux, je leur di mon secret,
- Comme estans de mon cœur les plus seurs secretaires.
- Aussi ne veux-je tant les peigner et friser,
- Et de plus braves noms ne les veux desguiser,
- Que de papiers journaux, ou bien de commentaires.
- II
- Un plus sçavant que moy (Paschal) ira songer
- Avesques l’Ascrean dessus la double cyme :
- Et pour estre de ceux dont on fait plus d’estime,
- Dedans l’onde au cheval tout nud s’ira plonger.
- Quant à moy, je ne veux, pour un vers allonger,
- M’accourcir le cerveau : ni pour polir ma rime,
- Me consumer l’esprit d’une soigneuse lime,
- Frapper dessus ma table, ou mes ongles ronger.
- Aussi veux-je (Paschal) que ce que je compose
- Soit une prose en ryme, ou une ryme en prose,
- Et ne veux pour cela le laurier meriter.
- Et peut estre que tel se pense bien habile,
- Qui trouvant de mes vers la ryme si facile,
- En vain travaillera, me voulant imiter.
- III
- N’estant, comme je suis, encore exercité
- Par tant et tant de maux au jeu de la Fortune,
- Je suivois d’Apollon la trace non commune,
- D’une saincte fureur sainctement agité.
- Ores ne sentant plus ceste divinité,
- Mais picqué du souci qui fascheux m’importune,
- Une adresse j’ay pris beaucoup plus opportune
- A qui se sent forcé de la necessité.
- Et c’est pourquoy (Seigneur) ayant perdu la trace
- Que suit vostre Ronsard par les champs de la Grace,
- Je m’adresse où je voy le chemin plus battu :
- Ne me bastant le cœur, la force, ni l’haleine,
- De suivre, comme luy, par sueur et par peine,
- Ce penible sentier qui meine à la vertu.
- IV
- Je ne veux feuilleter les exemplaires Grecs,
- Je ne veux retracer les beaux traits d’un Horace,
- Et moins veux-je imiter d’un Petrarque la grace,
- Ou la voix d’un Ronsard pour chanter mes regrets.
- Ceux qui sont de Phœbus vrais poëtes sacrez,
- Animeront leurs vers d’une plus grand’ audace :
- Moy, qui suis agité d’une fureur plus basse,
- Je n’entre si avant en si profonds secrets.
- Je me contenteray de simplement escrire
- Ce que la passion seulement me fait dire,
- Sans recercher ailleurs plus graves argumens.
- Aussi n’ay-je entrepris d’imiter en ce livre
- Ceux qui par leurs escrits se vantent de revivre,
- Et se tirer tout vifs dehors des monuments.
- V
- Ceux qui sont amoureux, leurs amours chanteront,
- Ceux qui aiment l’honneur, chanteront de la gloire,
- Ceux qui sont près du Roy, publieront sa victoire,
- Ceux qui sont courtisans, leurs faveurs vanteront :
- Ceux qui aiment les arts, les sciences diront,
- Ceux qui sont vertueux, pour tels se feront croire,
- Ceux qui aiment le vin, deviseront de boire,
- Ceux qui sont de loisir, de fables escriront :
- Ceux qui sont mesdisans, se plairont à mesdire,
- Ceux qui sont moins fascheux, diront des mots pour rire,
- Ceux qui sont plus vaillans, vanteront leur valeur :
- Ceux qui se plaisent trop, chanteront leur louange,
- Ceux qui veulent flater, feront d’un diable un ange :
- Moy, qui suis malheureux, je plaindray mon malheur.
- VI
- Las, où est maintenant ce mespris de Fortune ?
- Où est ce cœur vainqueur de toute adversité,
- Cest honneste desir de l’immortalité,
- Et ceste honneste flamme au peuple non commune ?
- Où sont ces doux plaisirs, qu’au soir sous la nuict brune
- Les Muses me donnoyent, alors qu’en liberté
- Dessus le vert tapy d’un rivage escarté
- Je les menois danser aux rayons de la Lune ?
- Maintenant la fortune est maistresse de moy,
- Et mon cœur qui souloit estre maistre de soy,
- Est serf de mille maux et regrets qui m’ennuyent.
- De la posterité je n’ay plus de souci,
- Ceste divine ardeur, je ne l’ay plus aussi,
- Et les Muses de moy, comme estranges, s’enfuyent.
- VII
- Cependant que la Court mes ouvrages lisoit,
- Et que la Sœur du Roy, l’unique Marguerite,
- Me faisant plus d’honneur que n’estoit mon merite,
- De son bel œil divin mes vers favorisoit,
- Une fureur d’esprit au ciel me conduisoit
- D’une aile qui la mort et les siecles évite,
- Et le docte troppeau qui sur Parnasse habite,
- De son feu plus divin mon ardeur attisoit.
- Ores je suis muet, comme on voit la Prophete,
- Ne sentant plus le dieu qui la tenoit sujette,
- Perdre soudainement la fureur et la voix.
- Et qui ne prend plaisir qu’un Prince luy commande ?
- L’honneur nourrit les arts, et la Muse demande
- Le théâtre du peuple et la faveur des Rois.
- VIII
- Ne t’esbahis, Ronsard, la moitié de mon ame,
- Si de ton Dubellay France ne lit plus rien,
- Et si avecques l’air du ciel Italien
- Il n’a humé l’ardeur que l’Italie enflamme.
- Le sainct rayon qui part des beaux yeux de ta dame,
- Et la saincte faveur de ton Prince et du mien,
- Cela (Ronsard), cela, cela merite bien
- De t’eschauffer le cœur d’une si vive flamme.
- Mais moy, qui suis absent des rayz de mon Soleil,
- Comment puis-je sentir eschauffement pareil
- A celuy qui est près de sa flamme divine ?
- Les costaux soleillez de pampre sont couvers
- Mais des Hyperborez les eternels hyvers
- Ne portent que le froid, la neige, et la bruine.
- IX
- France, mère des arts, des armes et des loix,
- Tu m’as nourri long temps du laict de ta mammelle,
- Ores, comme un aigneau qui sa nourrice appelle,
- Je remplis de ton nom les antres et les bois.
- Si tu m’as pour enfant advoué quelquefois,
- Que ne me respons-tu maintenant, ô cruelle ?
- France, France, respons à ma triste querelle :
- Mais nul, sinon Écho, ne respond à ma voix.
- Entre les loups cruels j’erre parmi la plaine,
- Je sens venir l’hyver, de qui la froide haleine
- D’une tremblante horreur fait herisser ma peau.
- Las, tes autres aigneaux n’ont faute de pasture,
- Ils ne craignent le loup, le vent, ni la froidure :
- Si ne suis-je pourtant le pire du troppeau.
- X
- Ce n’est le fleuve Thusque au superbe rivage,
- Ce n’est l’air des Latins ni le mont Palatin,
- Qui ores (mon Ronsard) me fait parler Latin,
- Changeant à l’estranger mon naturel langage :
- C’est l’ennuy de me voir trois ans, et d’avantage,
- Ainsi qu’un Prométhé, cloué sur l’Aventin,
- Où l’espoir miserable et mon cruel destin,
- Non le joug amoureux, me detient en servage.
- Et quoy (Ronsard), et quoy, si au bord estranger,
- Ovide osa sa langue en barbare changer,
- Afin d’estre entendu, qui me pourra reprendre
- D’un change plus heureux ? nul, puisque le François,
- Quoy qu’au Grec et Romain egalé tu te sois,
- Au rivage Latin ne se peut faire entendre.
- XI
- Bien qu’aux arts d’Apollon le vulgaire n’aspire,
- Bien que de tels tresors l’avarice n’ait soin,
- Bien que de tels harnois le soldat n’ait besoin,
- Bien que l’ambition tels honneurs ne desire :
- Bien que ce soit aux grands un argument de rire,
- Bien que les plus rusez s’en tiennent le plus loin,
- Et bien que Dubellay soit suffisant tesmoin,
- Combien est peu prisé le mestier de la lyre :
- Bien qu’un art sans profit ne plaise au courtisan,
- Bien qu’on ne paye en vers l’œuvre d’un artisan,
- Bien que la Muse soit de pauvreté suyvie,
- Si ne veux-je pourtant delaisser de chanter,
- Puis que le seul chant peut mes ennuis enchanter,
- Et qu’aux Muses je doy bien six ans de ma vie.
- XII
- Veu le soing mesnager, dont travaillé je suis,
- Veu l’importun souci, qui sans fin me tormente,
- Et veu tant de regrets, desquels je me lamente,
- Tu t’esbahis souvent comment chanter je puis.
- Je ne chante (Magny) je pleure mes ennuis :
- Ou, pour le dire mieux, en pleurant je les chante.
- Si bien qu’en les chantant, souvent je les enchante :
- Voilà pourquoi (Magny) je chante jours et nuicts.
- Ainsi chante l’ouvrier en faisant son ouvrage,
- Ainsi le laboureur faisant son labourage,
- Ainsi le pelerin regrettant sa maison,
- Ainsi l’avanturier en songeant à sa dame,
- Ainsi le marinier en tirant à la rame,
- Ainsi le prisonnier maudissant sa prison.
- XIII
- Maintenant je pardonne à la douce fureur,
- Qui m’a fait consumer le meilleur de mon aage,
- Sans tirer autre fruict de mon ingrat ouvrage,
- Que le vain passe-temps d’une si longue erreur.
- Maintenant je pardonne à ce plaisant labeur,
- Puisque seul il endort le souci qui m’outrage,
- Et puis que seul il fait qu’au milieu de l’orage
- Ainsi qu’auparavant je ne tremble de peur.
- Si les vers ont esté l’abus de ma jeunesse,
- Les vers seront aussi l’appuy de ma vieillesse,
- S’ils furent ma folie, ils seront ma raison.
- S’ils furent ma blessure, ils seront mon Achille,
- S’ils furent mon venin, le scorpion utile,
- Qui sera de mon mal la seule guarison.
- XIV
- Si l’importunité d’un crediteur me fasche,
- Les vers m’ostent l’ennuy du fascheux crediteur :
- Et si je suis fasché d’un fascheux serviteur,
- Dessus les vers (Boucher) soudain je me desfasche.
- Si quelqu’un dessus moy sa cholere deslasche,
- Sur les vers je vomis le venin de mon cœur :
- Et si mon foible esprit est recreu du labeur,
- Les vers font que plus frais je retourne à ma tasche.
- Les vers chassent de moy la molle oisiveté,
- Les vers me font aymer la douce liberté,
- Les vers chantent pour moi ce que dire je n’ose.
- Si donc j’en recueillis tant de profits divers,
- Demandes-tu (Boucher) de quoy servent les vers,
- Et quel bien je reçoy de ceux que je compose ?
- XV
- Panjas, veux-tu sçavoir quels sont mes passe-temps ?
- Je songe au lendemain, j’ay soing de la despense
- Qui se fait chacun jour, et si faut que je pense
- À rendre sans argent cent crediteurs contents :
- Je vais, je viens, je cours, je ne perds point le temps,
- Je courtise un banquier, je prens argent d’avance,
- Quand j’ay despesché l’un, un autre recommence,
- Et ne fais pas le quart de ce que je pretends.
- Qui me presente un compte, une lettre, un memoire,
- Qui me dit que demain est jour de consistoire,
- Qui me rompt le cerveau de cent propos divers,
- Qui se plaint, qui se deult, qui murmure, qui crie :
- Avecques tout cela, dy (Panjas) je te prie,
- Ne t’esbahis-tu point comment je fais des vers ?
- XVI
- Cependant que Magny suit son grand Avanson,
- Panjas son cardinal, et moy le mien encore,
- Et que l’espoir flateur, qui nos beaux ans devore,
- Appaste nos desirs d’un friand hameçon
- Tu courtises les Roys, et d’un plus heureux son
- Chantant l’heur de Henry, qui son siecle decore,
- Tu t’honores toy mesme, et celuy qui honore
- L’honneur que tu luy fais par ta docte chanson.
- Las, et nous ce pendant nous consumons nostre aage
- Sur le bord inconnu d’un estrange rivage,
- Où le malheur nous fait ces tristes vers chanter :
- Comme on voit quelquefois quand la mort les appelle,
- Arrangez flanc à flanc parmi l’herbe nouvelle,
- Bien loin sur un estang trois cygnes lamenter.
- XVII
- Après avoir longtemps erré sur le rivage,
- Où l’on voit lamenter tant de chetifs de Court,
- Tu as attaint le bord où tout le monde court,
- Fuyant de pauvreté le penible servage.
- Nous autres cependant, le long de ceste plage,
- En vain tendons les mains vers le Nautonier sourd,
- Qui nous chasse bien loin : car, pour le faire court,
- Nous n’avons un quatrin pour payer le naulage.
- Ainsi donc tu jouys du repos bien-heureux,
- Et comme font là-bas ces doctes amoureux,
- Bien avant dans un bois te perds avec ta dame.
- Tu bois le long oubli de tes travaux passez,
- Sans plus penser en ceux que tu as delaissez,
- Criant dessus le port, ou tirant à la rame.
- XVIII
- Si tu ne sçais (Morel) ce que je fais ici,
- Je ne fais pas l’amour, ni autre tel ouvrage :
- Je courtise mon maistre, et si fais davantage,
- Ayant de sa maison le principal souci.
- Mon Dieu (ce diras-tu), quel miracle est-ce ci,
- Que de voir Dubellay se mesler du mesnage,
- Et composer des vers en un autre langage !
- Les loups et les aigneaux s’accordent tout ainsi.
- Voilà que c’est, Morel : la douce poesie
- M’accompagne par tout, sans qu’autre fantasie
- En si plaisant labeur me puisse rendre oisif.
- Mais tu me respondras : Donne, si tu es sage,
- De bonne heure congé au cheval qui est d’aage,
- De peur qu’il ne s’empire, et devienne poussif.
- XIX
- Ce pendant que tu dis ta Cassandre divine,
- Les louanges du Roy, et l’heritier d’Hector,
- Et ce Montmorency, nostre François Nestor,
- Et que de sa faveur Henry t’estime digne :
- Je me pourmeine seul sur la rive Latine,
- La France regrettant, et regrettant encor
- Mes antiques amis, mon plus riche tresor,
- Et le plaisant sejour de ma terre Angevine.
- Je regrette les bois, et les champs blondissans,
- Les vignes, les jardins, et les prez verdissans,
- Que mon fleuve traverse : ici pour recompense.
- Ne voyant que l’orgueil de ces monceaux pierreux,
- Où me tient attaché d’un espoir malheureux,
- Ce que possede moins celuy qui plus y pense.
- XX
- Heureux, de qui la mort de sa gloire est suyvie,
- Et plus heureux celuy, dont l’immortalité
- Ne prend commencement de la posterité,
- Mais devant que la mort ait son ame ravie.
- Tu jouys (mon Ronsard) même durant ta vie,
- De l’immortel honneur que tu as merité :
- Et devant que mourir (rare felicité)
- Ton heureuse vertu triomphe de l’envie.
- Courage donc (Ronsard), la victoire est à toy,
- Puis que de ton costé est la faveur du Roy :
- Jà du laurier vainqueur tes tempes se couronnent,
- Et jà la tourbe espaisse à l’entour de ton flanc
- Ressemble ses esprits, qui là bas environnent
- Le grand prestre de Thrace au long sourpeli blanc.
- XXI
- Comte, qui ne fis onc compte de la grandeur,
- Ton Dubellay n’est plus : ce n’est plus qu’une souche
- Qui dessus un ruisseau d’un dos courbé se couche,
- Et n’a plus rien de vif, qu’un petit de verdeur.
- Si j’escri quelquefois, je n’escri point d’ardeur,
- J’escri naïvement tout ce qu’au cœur me touche,
- Soit de bien, soit de mal, comme il vient à la bouche,
- En un stile aussi lent que lente est ma froideur.
- Vous autres ce pendant peintres de la nature,
- Dont l’art n’est pas enclos dans une portraicture
- Contrefaictes des vieux les ouvrages plus beaux.
- Quant à moy, je n’aspire à si haute louange,
- Et ne sont mes portraicts auprès de vos tableaux
- Non plus qu’est un Janet auprès d’un Michel ange.
- XXII
- Ores, plus que jamais, me plaist d’aimer la Muse.
- Soit qu’en François j’escrive, ou langage Romain,
- Puis que le jugement d’un Prince tant humain,
- De si grande faveur envers les lettres use.
- Donq le sacré mestier où ton esprit s’amuse,
- Ne sera desormais un exercice vain,
- Et le tardif labeur que nous promet ta main,
- Desormais pour Francus n’aura plus nulle excuse.
- Ce pendant (mon Ronsard) pour tromper mes ennuis,
- Et non pour m’enrichir, je suivray, si je puis,
- Les plus humbles chansons de ta Muse lassee.
- Ainsi chascun n’a pas merité que d’un Roy
- La liberalité luy face, comme à toy,
- Ou son archet doré, ou sa lyre crossee.
- XXIII
- Ne lira-lon jamais que ce Dieu rigoureux ?
- Jamais ne lira-lon que ceste Idalienne ?
- Ne verra-lon jamais Mars sans la Cyprienne ?
- Jamais ne verra-lon que Ronsard amoureux ?
- Retistra-lon tousjours, d’un tour laborieux,
- Ceste toile, argument d’une si longue peine ?
- Reverra-lon tousjours Oreste sur la scène ?
- Sera tousjours Roland par amour furieux ?
- Ton Francus, ce pendant, a beau hausser les voiles,
- Dresser le gouvernail, espier les estoiles,
- Pour aller où il deust estre ancré desormais :
- Il a le vent à gré, il est en equippage,
- Il est encor pourtant sur le Troyen rivage,
- Aussi croy-je (Ronsard) qu’il n’en partit jamais.
- XXIV
- Qu’heureux tu es (Baïf), heureux et plus qu’heureux,
- De ne suyvre abusé ceste aveugle Deesse,
- Qui d’un tour inconstant et nous hausse et nous baisse,
- Mais cest aveugle enfant qui nous fait amoureux !
- Tu n’esprouves (Baïf) d’un maistre rigoureux
- Le severe sourci : mais la douce rudesse
- D’une belle, courtoise, et gentile maistresse,
- Qui fait languir ton cœur doucement langoureux.
- Moi chetif ce pendant loin des yeux de mon Prince,
- Je vieillis malheureux en estrange province,
- Fuyant la pauvreté : mais las, ne fuyant pas
- Les regrets, les ennuis, le travail et la peine,
- Le tardif repentir d’une esperance vaine,
- Et l’importun souci, qui me suit pas à pas.
- XXV
- Malheureux l’an, le mois, le jour, l’heure, et le poinct,
- Et malheureuse soit la flatteuse esperance,
- Quand pour venir ici j’abandonnay la France :
- La France, et mon Anjou dont le desir me poingt.
- Vraiment d’un bon oyseau guidé je ne fus point,
- Et mon cœur me donnoit assez signifiance,
- Que le ciel estoit plein de mauvaise influence,
- Et que Mars estoit lors à Saturne conjoint.
- Cent fois le bon advis lors m’en voulut distraire,
- Mais toujours le destin me tiroit au contraire :
- Et si mon desir n’eust aveuglé ma raison,
- N’estoit-ce pas assez pour rompre mon voyage,
- Quand sur le seuil de l’huis, d’un sinistre presage,
- Je me blessay le pied sortant de ma maison ?
- XXVI
- Si celuy qui s’appreste à faire un long voyage,
- Doit croire cestuy là qui a jà voyagé,
- Et qui des flots marins longuement outragé,
- Tout moite et degoutant s’est sauvé du naufrage :
- Tu me croiras (Ronsard) bien que tu sois plus sage,
- Et quelque peu encor (ce croy-je) plus aagé,
- Puis que j’ay devant toy en ceste mer nagé,
- Et que desjà ma nef descouvre le rivage.
- Donques je t’advertis, que ceste mer Romaine,
- De dangereux escueils et de bancs toute pleine,
- Cache mille perils, et qu’ici bien souvent,
- Trompé du chant pipeur des monstres de Sicile,
- Pour Charybde eviter tu tomberas en Scyle,
- Si tu ne sçais nager d’une voile à tout vent.
- XXVII
- Ce n’est l’ambition ni le soin d’acquerir
- Qui m’a fait delaisser ma rive paternelle,
- Pour voir ces monts couvers d’une neige eternelle,
- Et par mille dangers ma fortune querir.
- Le vray honneur, qui n’est coustumier de perir,
- Et la vraye vertu, qui seule est immortelle,
- Ont comblé mes desirs d’une abondance telle,
- Qu’un plus grand bien aux dieux je ne veux requerir.
- L’honneste servitude où mon devoir me lie,
- M’a fait passer les monts de France en Italie,
- Et demourer trois ans sur ce bord estranger,
- Où je vy languissant : ce seul devoir encore
- Me peut faire changer France à l’Inde et au More,
- Et le Ciel à l’Enfer me peut faire changer.
- XXVIII
- Quand je te dis adieu, pour m’en venir ici,
- Tu me dis (mon Lahaye), il m’en souvient encore :
- Souvienne toy, Bellay, de ce que tu es ore,
- Et comme tu t’en vas retourne t’en ainsi.
- Et tel comme je vins, je m’en retourne aussi :
- Hormis un repentir qui le cœur me devore,
- Qui me ride le front, qui mon chef decolore,
- Et qui me fait plus bas enfoncer le sourci.
- Ce triste repentir, qui me ronge, et me lime,
- Ne vient (car j’en suis net) pour sentir quelque crime,
- Mais pour m’estre trois ans à ce bord arresté :
- Et pour m’estre abusé d’une ingrate esperance,
- Qui pour venir ici trouver la pauvreté,
- M’a fait (sot que je suis) abandonner la France.
- XXIX
- Je hay plus que la mort un jeune casanier,
- Qui ne sort jamais hors, sinon aux jours de feste,
- Et craignant plus le jour qu’une sauvage beste,
- Se fait en sa maison luy mesme prisonnier.
- Mais je ne puis aymer un vieillard voyager,
- Qui court deçà delà, et jamais ne s’arreste,
- Ains des pieds moins leger, que leger de la teste,
- Ne sejourne jamais non plus qu’un messager.
- L’un sans se travailler en seureté demeure,
- L’autre qui n’a repos jusques à tant qu’il meure,
- Traverse nuit et jour mille lieux dangereux :
- L’un passe, riche et sot, heureusement sa vie,
- L’autre plus souffreteux qu’un pauvre qui mendie,
- S’acquiert en voyageant un sçavoir malheureux.
- XXX
- Quiconques (mon Bailleul) fait longuement sejour
- Soubs un ciel incogneu, et quiconques endure
- D’aller de port en port cerchant son adventure,
- Et peut vivre estranger dessous un autre jour :
- Qui peut mettre en oubly de ses parens l’amour,
- L’amour de sa maistresse et l’amour que nature
- Nous fait porter au lieu de nostre nourriture,
- Et voyage tousjours sans penser au retour :
- Il est fils d’un rocher, ou d’une ourse cruelle,
- Et digne que jadis ait succé la mammelle
- D’une tygre inhumaine : encor ne voit-on point
- Que les fiers animaux en leurs forts ne retournent,
- Et ceux qui parmy nous domestiques sejournent,
- Tousjours de la maison le doux desir les poingt.
- XXXI
- Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
- Ou comme cestui là qui conquit la toison,
- Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
- Vivre entre ses parents le reste de son aage !
- Quand reverray-je, helas, de mon petit village
- Fumer la cheminee, et en quelle saison
- Reverray-je le clos de ma pauvre maison,
- Qui m’est une province, et beaucoup d’avantage ?
- Plus me plaist le sejour qu’ont basty mes ayeux,
- Que des palais Romains le front audacieux ;
- Plus que le marbre dur me plaist l’ardoise fine,
- Plus mon Loyre Gaulois, que le Tibre Latin,
- Plus mon petit Lyré, que le mont Palatin,
- Et plus que l’air marin la douceur Angevine.
- XXXII
- Je me feray sçavant en la philosophie,
- En la mathematique, et medecine aussi :
- Je me feray legiste, et d’un plus haut souci
- Apprendray les secrets de la theologie :
- Du luth et du pinceau j’en esbatray ma vie,
- De l’escrime et du bal : je discourois ainsi,
- Et me vantois en moy d’apprendre tout ceci,
- Quand je changeay la France au sejour d’Italie.
- Ô beaux discours humains ! je suis venu si loin,
- Pour m’enrichir d’ennuy, de vieillesse, et de soin,
- Et perdre en voyageant le meilleur de mon aage.
- Ainsi le marinier souvent pour tout tresor
- Rapporte des harans en lieu de lingots d’or,
- Ayant fait, comme moy, un malheureux voyage.
- XXXIII
- Que feray-je, Morel ? dy moy, si tu l’entens,
- Feray-je encore ici plus longue demeurance,
- Ou si j’iray revoir les campaignes de France,
- Quand les neiges fondront au soleil du printemps ?
- Si je demeure ici, helas, je perds mon temps
- À me repaistre en vain d’une longue esperance,
- Et si je veux ailleurs fonder mon asseurance,
- Je fraude mon labeur du loyer que j’attens.
- Mais faut-il vivre ainsi d’une esperance vaine ?
- Mais faut-il perdre ainsi bien trois ans de ma peine ?
- Je ne bougeray donc. Non, non, je m’en iray.
- Je demourray pourtant, si tu me le conseilles.
- Helas (mon cher Morel) dy moy que je feray,
- Car je tiens, comme on dit, le loup par les oreilles.
- XXXIV
- Comme le marinier, que le cruel orage
- A long temps agité dessus la haute mer,
- Ayant finablement à force de ramer
- Garanty son vaisseau du danger du naufrage,
- Regarde sur le port, sans plus craindre la rage
- Des vagues ny des vents, les ondes escumer :
- Et quelqu’autre bien loin, au danger d’abysmer,
- En vain tendre les mains vers le front du rivage :
- Ainsi (mon cher Morel) sur le port arresté,
- Tu regardes la mer, et vois en seureté
- De mille tourbillons son onde renversee :
- Tu la vois jusqu’au ciel s’eslever bien souvent,
- Et vois ton Dubellay à la mercy du vent,
- Assis au gouvernail dans une nef percee.
- XXXV
- La nef qui longuement a voyagé (Dillier)
- Dedans le sein du port à la fin on la serre :
- Et le bœuf qui long temps a renversé la terre,
- Le bouvier à la fin lui oste le collier :
- Le vieux cheval se voit à la fin deslier
- Pour ne perdre l’haleine, ou quelque honte acquerre :
- Et pour se reposer du travail de la guerre,
- Se retire à la fin le vieillard chevalier :
- Mais moi, qui jusqu’ici n’ay prouvé que la peine,
- La peine et le malheur d’une esperance vaine,
- La douleur, le soucy, les regrets, les ennuis,
- Je vieillis peu à peu sur l’onde Ausonienne,
- Et si n’espere point, quelque bien qui m’advienne,
- De sortir jamais hors des travaux où je suis.
- XXXVI
- Depuis que j’ay laissé mon naturel sejour,
- Pour venir où le Tibre aux flots tortus ondoye,
- Le ciel a veu trois fois par son oblique voye
- Recommencer son cours la grand'lampe du jour.
- Mais j’ay si grand desir de me voir de retour,
- Que ces trois ans me sont plus qu’un siege de Troye,
- Tant me tarde (Morel) que Paris je revoye,
- Et tant le ciel pour moy fait lentement son tour.
- Il fait son tour si lent, et me semble si morne,
- Si morne, et si pesant, que le froid Capricorne
- Ne m’accourcit les jours, ni le Cancre les nuicts.
- Voilà (mon cher Morel) combien le temps me dure
- Loin de France et de toy, et comment la nature
- Fait toute chose longue avecques mes ennuis.
- XXXVII
- C’estoit ores, c’estoit qu’à moy je devois vivre,
- Sans vouloir estre plus, que cela que je suis,
- Et qu’heureux je devois de ce peu que je puis
- Vivre content du bien de la plume, et du livre.
- Mais il n’a pleu aux Dieux me permettre de suivre
- Ma jeune liberté, ni faire que depuis
- Je vesquisse aussi franc de travaux et d’ennuis,
- Comme d’ambition j’estois franc et delivre.
- Il ne leur a pas pleu qu’en ma vieille saison
- Je sceusse quel bien c’est de vivre en sa maison,
- De vivre entre les siens sans crainte et sans envie :
- Il leur a pleu (helas) qu’à ce bord estranger
- Je visse ma franchise en prison se changer,
- Et la fleur de mes ans en l’hyver de ma vie.
- XXXVIII
- Ô qu’heureux est celuy qui peut passer son aage
- Entre pareils à soy ! et qui sans fiction,
- Sans crainte, sans envie, et sans ambition,
- Regne paisiblement en son pauvre mesnage !
- Le miserable soin d’acquérir d’avantage
- Ne tyrannise point sa libre affection,
- Et son plus grand desir, desir sans passion,
- Ne s’estend plus avant que son propre heritage.
- Il ne s’empesche point des affaires d’autruy,
- Son principal espoir ne depend que de luy,
- Il est sa court, son roy, sa faveur, et son maistre.
- Il ne mange son bien en païs estranger,
- Il ne met pour autruy sa personne en danger,
- Et plus riche qu’il est ne voudroit jamais estre.
- XXXIX
- J’ayme la liberté, et languis en service,
- Je n’ayme point la Court, et me faut courtiser,
- Je n’ayme la feintise, et me faut desguiser,
- J’ayme simplicité, et n’apprens que malice :
- Je n’adore les biens, et sers à l’avarice,
- Je n’ayme les honneurs, et me les faut priser,
- Je veulx garder ma foy, et me la faut briser,
- Je cerche la vertu et ne trouve que vice :
- Je cerche le repos, et trouver ne le puis,
- J’embrasse le plaisir, et n’esprouve qu’ennuis,
- Je n’ayme à discourir, en raison je me fonde :
- J’ay le corps maladif, et me faut voyager,
- Je suis né pour la Muse, on me fait mesnager :
- Ne suis-je pas (Morel) le plus chetif de monde ?
- XL
- Un peu de mer tenoit le grand Dulichien
- D’Itaque séparé : l’Apennin porte-nuë
- Et les monts de Savoye à la teste chenuë
- Me tiennent loin de France au bord Ausonien.
- Fertile est mon sejour, sterile estoit le sien,
- Je ne suis des plus fins, sa finesse est cogneuë :
- Les siens gardans son bien attendoient sa venuë,
- Mais nul en m’attendant ne me garde le mien.
- Pallas sa guide estoit, je vays à l’aventure,
- Il fut dur au travail, moy tendre de nature :
- À la fin il ancra sa navire à son port,
- Je ne suis asseuré de retourner en France :
- Il fit de ses haineux une belle vengeance,
- Pour me venger des miens je ne suis assez fort.
- XLI
- N’estant de mes ennuis la fortune assouvie,
- A fin que je devinsse à moy-mesme odieux,
- M’osta de mes amis celuy que j’aymois mieux,
- Et sans qui je n’avois de vivre nulle envie.
- Donc l’eternelle nuict a ta clarté ravie,
- Et je ne t’ay suivi parmi ces obscurs lieux ?
- Toi, qui m’as plus aimé que ta vie et tes yeux,
- Toy, que j’ay plus aimé que mes yeux et ma vie.
- Helas, cher compaignon, que ne puis-je estre encor
- Le frere de Pollux, toi celui de Castor,
- Puis que nostre amitié fut plus que fraternelle ?
- Reçoy donques ces pleurs pour gage de ma foy,
- Et ces vers qui rendront, si je ne me deçoy,
- De si rare amitié la mémoire éternelle.
- XLII
- C’est ores, mon Vineux, mon cher Vineux, c’est ore
- Que de tous les chetifs le plus chetif je suis,
- Et que ce que j’estois, plus estre je ne puis,
- Ayant perdu mon temps, et ma jeunesse encore.
- La pauvreté me suit, le souci me devore,
- Tristes me sont les jours, et plus tristes les nuicts :
- Ô que je suis comblé de regrets et d’ennuis !
- Pleust à Dieu que je fusse un Pasquin ou Marphore,
- Je n’aurois sentiment du malheur qui me poingt :
- Ma plume seroit libre, et si ne craindrois point
- Qu’un plus grand contre moy peust exercer son ire.
- Asseure toy, Vineux, que celuy seul est Roy,
- À qui mesme les Rois ne peuvent donner loy,
- Et qui peult d’un chacun à son plaisir escrire.
- XLIII
- Je ne commis jamais fraude, ne malefice,
- Je ne doutay jamais des poincts de nostre foy,
- Je n’ai point violé l’ordonnance du Roy,
- Et n’ai point esprouvé la rigueur de justice :
- J’ay fait à mon seigneur fidelement service,
- Je fais pour mes amis ce que je puis et doy,
- Et croy que jusqu’ici nul ne se plaint de moy,
- Que vers luy, j’aye fait quelque mauvais office.
- Voila ce que je suis. Et toutefois, Vineux,
- Comme un qui est aux Dieux et aux hommes haineux
- Le malheur me poursuit et toujours m’importune :
- Mais j’ai ce beau confort en mon adversité,
- C’est qu’on dit que je n’ay ce malheur merité,
- Et que digne je suis de meilleure fortune.
- XLIV
- Si pour avoir passé sans crime sa jeunesse,
- Si pour n’avoir d’usure enrichi sa maison,
- Si pour n’avoir commis homicide ou traison,
- Si pour n’avoir usé de mauvaise finesse,
- Si pour n’avoir jamais violé sa promesse,
- On se doit resjouir en l’arriere saison,
- Je dois à l’advenir, si j’ay quelque raison,
- D’un grand contentement consoler ma vieillesse.
- Je me console donc en mon adversité,
- Ne requerant aux Dieux plus grand'felicité
- Que de pouvoir durer en ceste patience.
- Ô Dieux, si vous avez quelque souci de nous,
- Octroyez moi ce don, que j’espere de vous,
- Et pour vostre pitié, et pour mon innocence.
- XLV
- Ô marastre Nature (et marastre es-tu bien,
- De ne m’avoir plus sage ou plus heureux fait naistre),
- Pourquoy ne m’as-tu fait de moy-mesme le maistre,
- Pour suivre ma raison, et vivre du tout mien ?
- Je voy les deux chemins, et ce mal, et de bien :
- Je sçay que la vertu m’appelle à la main dextre,
- Et toutefois il faut que je tourne à senestre,
- Pour suivre un traistre espoir, qui m’a fait du tout sien.
- Et quel profit en ai-je ? ô belle récompense !
- Je me suis consumé d’une vaine despense,
- Et n’ay fait autre acquest que de mal et d’ennuy.
- L’estranger recueillit le fruict de mon service,
- Je travaille mon corps d’un indigne exercice,
- Et porte sur mon front la vergongne d’autruy.
- XLVI
- Si par peine, et sueur, et par fidelité,
- Par humble servitude, et longue patience,
- Employer corps, et biens, esprit, et conscience,
- Et du tout mespriser sa propre utilité :
- Si pour n’avoir jamais par importunité
- Demandé benefice, ou autre recompense,
- On se doit enrichir, j’auray (comme je pense)
- Quelque bien à la fin, car je l’ay merité.
- Mais si par larrecin advancé l’on doit estre,
- Par mentir, par flatter, par abuser son maistre,
- Et pis que tout cela faire encor bien souvent :
- Je cognois que je seme au rivage infertile,
- Que je veux cribler l’eau, et que je bats le vent,
- Et que je suis (Vineux) serviteur inutile.
- XLVII
- Si onques de pitié ton ame fut atteinte,
- Voyant indignement ton ami tourmenté,
- Et si onques tes yeux ont expérimenté
- Les poignans esguillons d’une douleur non feinte,
- Voy la mienne en ces vers sans artifice peinte,
- Comme sans artifice est ma simplicité :
- Et si pour moy tu n’es à pleurer incité,
- Ne te ry pour le moins des soupirs de ma plainte.
- Ainsi (mon cher Vineux) jamais ne puisses-tu
- Esprouver les regrets qu’esprouve une vertu
- Qui se voit defrauder du loyer de sa peine :
- Ainsi l’œil de ton Roy favorable te soit,
- Et ce qui des plus fins l’esperance deçoit,
- N’abuse ta bonté d’une promesse vaine.
- XLVIII
- Ô combien est heureux, qui n’est contraint de feindre
- Ce que la verité le contraint de penser,
- Et à qui le respect d’un qu’on n’ose offenser,
- Ne peut la liberté de sa plume contraindre !
- Las, pourquoy de ce nœu sens-je la mienne estraindre,
- Quand mes justes regrets je cuide commencer ?
- Et pourquoy ne se peut mon ame dispenser
- De ne sentir son mal, ou de s’en pouvoir plaindre ?
- On me donne la geine, et si n’ose crier,
- On me void tourmenter, et si n’ose prier
- Qu’on ait pitié de moy. Ô peine trop sujette !
- Il n’est feu si ardent, qu’un feu qui est enclos,
- Il n’est si fascheux mal, qu’un mal qui tient à l’os,
- Et n’est si grand'douleur qu’une douleur muette.
- XLIX
- Si apres quarante ans de fidele service
- Que celuy que je sers a fait en divers lieux,
- Employant, liberal, tout son plus et son mieux
- Aux affaires qui sont de plus digne exercice,
- D’un haineux estranger l’envieuse malice
- Exerce contre luy son courage odieux,
- Et sans avoir souci des hommes ni des dieux,
- Oppose à la vertu l’ignorance et le vice :
- Me doy-je tourmenter, moy qui suis moins que rien,
- Si par quelqu’un (peut estre) envieux de mon bien,
- Je ne trouve à mon gré la faveur opportune ?
- Je me console donc, et en pareille mer,
- Voyant mon cher Seigneur au danger d’abismer,
- Il me plaist de courir une mesme fortune.
- L
- Sortons (Dilliers), sortons, faisons place à l’envie,
- Et fuyons desormais ce tumulte civil,
- Puis qu’on y void priser le plus lasche et plus vil,
- Et la meilleure part estre la moins suivie.
- Allons où la vertu, et le sort nous convie,
- Deussions nous voir le Scythe, ou la source du Nil,
- Et nous donnons plus-tost un eternel exil,
- Que tacher d’un seul poinct l’honneur de nostre vie.
- Sus donques, et devant que le cruel vainqueur
- De nous fasse une fable au vulgaire moqueur,
- Bannissons la vertu d’un exil volontaire.
- Et quoy ? ne sçais-tu pas que le banni Romain,
- Bien qu’il fust dechassé de son peuple inhumain,
- Fut pourtant adoré du barbare coursaire ?
- LI
- Mauny, prenons en gré la mauvaise fortune,
- Puis que nul ne se peut de la bonne asseurer,
- Et que de la mauvaise on peut bien esperer,
- Estant son naturel de n’estre jamais une.
- Le sage nocher craint la faveur de Neptune,
- Sçachant que le beau temps long temps ne peut durer :
- Et ne vaut-il pas mieux quelque orage endurer,
- Que d’avoir tousjours peur de la mer importune ?
- Par la bonne fortune on se trouve abusé,
- Par la fortune adverse on devient plus rusé :
- L’une esteint la vertu, l’autre la fait paroistre :
- L’une trompe nos yeux d’un visage menteur,
- L’autre nous fait l’ami cognoistre du flatteur,
- Et si nous fait encor' à nous mesme cognoistre.
- LII
- Si les larmes servoyent de remede au malheur,
- Et le pleurer pouvoit la tristesse arrester,
- On devroit (Seigneur mien), les larmes acheter,
- Et ne se trouveroit rien si cher que le pleur.
- Mais les pleurs en effect sont de nulle valeur :
- Car soit qu’on ne se vueille en pleurant tourmenter,
- Ou soit que nuict et jour on vueille lamenter,
- On ne peut divertir le cours de la douleur.
- Le cœur fait au cerveau ceste humeur exhaler,
- Et le cerveau la fait par les yeux devaller,
- Mais le mal par les yeux ne s’allambique pas.
- De quoy donques nous sert ce fascheux larmoyer ?
- De jetter, comme on dit, l’huile sur le foyer,
- Et perdre sans profit le repos et repas.
- LIII
- Vivons (Gordes), vivons, vivons, et pour le bruit
- Des vieillards ne laissons à faire bonne chere :
- Vivons, puis que la vie est si courte et si chere,
- Et que mesmes les Rois n’en ont que l’usufruit.
- Le jour s’esteint au soir, et au matin reluit,
- Et les saisons refont leur course coustumiere :
- Mais quand l’homme a perdu ceste douce lumiere,
- La mort luy fait dormir une eternelle nuict.
- Donc imiterons-nous le vivre d’une beste ?
- Non, mais devers le ciel levant tousjours la teste,
- Gousterons quelquefois la douceur du plaisir.
- Celuy vrayement est fol, qui changeant l’asseurance
- Du bien qui est present en douteuse esperance,
- Veut tousjours contredire à son propre desir.
- LIV
- Maraud, qui n’es maraud que de nom seulement,
- Qui dit que tu es sage, il dit la verité :
- Mais qui dit que le soin d’eviter pauvreté
- Te ronge le cerveau, ta face le desment.
- Celuy vrayement est riche et vit heureusement
- Qui s’esloignant de l’une et l’autre extremité,
- Prescrit à ses desirs un terme limité :
- Car la vraye richesse est le contentement.
- Sus donc (mon cher Maraud) pendant que nostre maistre,
- Que pour le bien publiq la nature a fait naistre,
- Se tourmente l’esprit des affaires d’autruy,
- Va devant à la vigne apprester la salade :
- Que sçait on qui demain sera mort, ou malade ?
- Celuy vit seulement, lequel vit aujourd’huy.
- LV
- Montigné (car tu es aux procez usité)
- Si quelqu’un de ces Dieux, qui ont plus de puissance,
- Nous promit de tous biens paisible jouissance,
- Nous obligeant par Styx toute sa deité,
- Il s’est mal envers nous de promesse acquitté,
- Et devant Juppiter en devons faire instance :
- Mais si lon ne peut faire aux Parques resistance,
- Qui jugent par arrest de la fatalité,
- Nous n’en appellerons, attendu que nous sommes
- Plus privilegiez, que sont les autres hommes
- Condamnez, comme nous, en pareille action :
- Mais si l’ennuy vouloit sur nostre fantaisie,
- Par vertu du malheur faire quelque saisie,
- Nous nous opposerons à l’execution.
- LVI
- Baïf, qui, comme moy, prouves l’adversité,
- Il n’est pas toujours bon de combatre l’orage,
- Il faut caler la voile, et de peur du naufrage,
- Ceder à la fureur de Neptune irrité.
- Mais il ne faut aussi par crainte et vilité
- S’abandonner en proye : il faut prendre courage,
- Il faut feindre souvent l’espoir par le visage,
- Et faut faire vertu de la nécessité.
- Donques sans nous ronger le cœur d’un trop grand soin,
- Mais de nostre vertu nous aidant au besoin,
- Combatons le malheur. Quant à moy, je proteste
- Que je veux desormais Fortune despiter,
- Et que s’elle entreprend le me faire quitter,
- Je le tiendray (Baïf) et fust-ce de ma teste.
- LVII
- Ce pendant que tu suis le lievre par la plaine,
- Le sanglier par les bois, et le milan par l’air,
- Et que voyant le sacre, ou l’espervier voler,
- Tu t’exerces le corps d’une plaisante peine,
- Nous autres malheureux suivons la court Romaine,
- Où, comme de ton temps, nous n’oyons plus parler
- De rire, de sauter, de danser, et baller,
- Mais de sang, et de feu, et de guerre inhumaine.
- Pendant, tout le plaisir de ton Gorde, et de moy,
- C’est de te regretter, et de parler de toy,
- De lire quelque autheur, ou quelque vers escrire.
- Au reste (mon Dagaut) nous n’esprouvons ici
- Que peine, que travail, que regret, et souci
- Et rien, que Le Breton, ne nous peut faire rire.
- LVIII
- Le Breton est sçavant et sçait fort bien escrire
- En François, et Tuscan, en Grec, et en Romain,
- Il est en son parler plaisant et fort humain,
- Il est bon compagnon, et dit le mot pour rire.
- Il a bon jugement, et sçait fort bien eslire
- Le blanc d’avec le noir : il est bon escrivain,
- Et pour bien compasser une lettre à la main,
- Il y est excellent autant qu’on sçaurait dire :
- Mais il est paresseux, et craint tant son mestier,
- Que s’il devoit jeusner, ce croy-je, un mois entier,
- Il ne travailleroit seulement un quart d’heure.
- Bref il est si poltron, pour bien le deviser,
- Que depuis quatre mois, qu’en ma chambre il demeure,
- Son ombre seulement me fait poltronniser.
- LIX
- Tu ne me vois jamais (Pierre) que tu ne die
- Que j’estudie trop, que je face l’amour,
- Et que d’avoir tousjours ces livres à l’entour,
- Rend les yeux esblouis, et la teste estourdie.
- Mais tu ne l’entens pas : car ceste maladie
- Ne me vient du trop lire, ou du trop long sejour,
- Ains de voir le bureau qui se tient chacun jour :
- C’est, Pierre mon ami, le livre où j’estudie.
- Ne m’en parle donc plus, autant que tu as cher
- De me donner plaisir, et de ne me fascher :
- Mais bien en ce pendant que d’une main habile
- Tu me laves la barbe, et me tonds les cheveux,
- Pour me desennuyer, conte moy si tu veux
- Des nouvelles du Pape et du bruit de la ville.
- LX
- Seigneur, ne pensez pas d’ouïr chanter ici
- Les louanges du Roy, ni la gloire de Guise,
- Ni celle que se sont les Chastillons acquise,
- Ni ce Temple sacré au grand Montmorenci.
- N’y penser voir encor' le severe sourci,
- De madame Sagesse, ou la brave entreprise,
- Qui au Ciel, aux Dœmons, aux Estoiles s’est prise,
- La Fortune, la Mort, et la Justice aussi :
- De l’or encore moins, de luy je ne suis digne :
- Mais bien d’un petit chat j’ay fait un petit hymne,
- Lequel je vous envoye : autre present je n’ay.
- Prenez-le donc, (Seigneur) et m’excusez de grace,
- Si pour le bal ayant la musique trop basse,
- Je sonne un passepied, ou quelque branle gay.
- LXI
- Qui est ami du cœur est ami de la bourse,
- Ce dira quelque honneste et hardi demandeur,
- Qui de l’argent d’autruy liberal despendeur
- Lui mesme à l’hospital s’en va toute la course.
- Mais songe là-dessus, qu’il n’est si vive source,
- Qu’on ne puisse espuiser, ni si riche presteur
- Qui ne puisse à la fin devenir emprunteur,
- Ayant affaire à gens qui n’ont point de resource.
- Gordes, si tu veux vivre heureusement Romain,
- Sois large de faveur, mais garde que ta main
- Ne soit à tous venans trop largement ouverte.
- Par l’un on peut gaigner mesmes son ennemi,
- Par l’autre bien souvent on perd un bon ami,
- Et quand on perd l’argent, c’est une double perte.
- LXII
- Ce ruzé Calabrois, tout vice, quel qu’il soit,
- Chatouille à son ami, sans espargner personne,
- Et faisant rire ceux, que mesme il espoinçonne,
- Se jouë autour du cœur de cil qui le reçoit.
- Si donc quelque subtil en mes vers aperçoit
- Que je morde en riant, pourtant nul ne me donne
- Le nom de feint ami vers ceux que j’aiguillonne :
- Car qui m’estime tel, lourdement se deçoit.
- La satire (Dilliers) est un publiq exemple,
- Où, comme en un miroir, l’homme sage contemple
- Tout ce qui est en luy, ou de laid, ou de beau.
- Nul ne me lise donc : ou qui me voudra lire,
- Ne se fasche s’il voit, par maniere de rire,
- Quelque chose du sien portraict en ce tableau.
- LXIII
- Quel est celuy qui veut faire croire de soy
- Qu’il est fidele ami, mais quand le temps se change,
- Du costé des plus forts soudainement se range,
- Et du costé de ceux qui ont le mieux de quoy ?
- Quel est celuy qui dit qu’il gouverne le Roy ?
- J’entens quand il se voit en un pays estrange,
- Et bien loin de la Court : quel homme est-ce, Lestrange ?
- Lestrange, entre nous deux, je te pry dy le moy.
- Dy moy, quel est celuy qui si bien se deguise
- Qu’il semble homme de guerre entre les gens d’Eglise,
- Et entre gens de guerre aux prestres est pareil ?
- Je ne sçay pas son nom ; mais quiconqu’il puisse estre
- Il n’est fidele ami, ni mignon de son maistre,
- Ni vaillant chevalier, ni homme de conseil.
- LXIV
- Nature est aux bastards volontiers favorable,
- Et souvent les bastards sont les plus genereux,
- Pour estre au jeu d’amour l’homme plus vigoureux,
- D’autant que le plaisir luy est plus aggreable.
- Le donteur de Meduse, Hercule l’indontable,
- Le vainqueur Indien, et les Jumeaux heureux,
- Et tous ces Dieux bastards jadis si valeureux,
- Ce probleme (Bizet) font plus que veritable.
- Et combien voyons nous aujourd’huy de bastards,
- Soit en l’art d’Apollon, soit en celuy de Mars,
- Exceller ceux qui sont de race legitime ?
- Bref tousjours ces bastards sont de gentil esprit :
- Mais ce bastard (Bizet) que lon nous a descrit
- Est cause que je fais des autres moins d’estime.
- LXV
- Tu ne crains la fureur de ma plume animee,
- Pensant que je n’ay rien à dire contre toy,
- Sinon ce que ta rage a vomy contre moy,
- Grinçant comme un mastin la dent envenimee.
- Tu crois que je n’en sçay que par la renommee,
- Et que quand j’auray dit que tu n’as point de foy,
- Que tu es affronteur, que tu es traistre au Roy,
- Que j’auray contre toy ma force consommee,
- Tu penses que je n’ay rien de quoi me venger,
- Sinon que tu n’es fait que pour boire et manger :
- Mais j’ay bien quelque chose encores plus mordante,
- Et quoy ? l’amour d’Orphee ? et que tu ne sceus onq
- Que c’est de croire en Dieu ? non : quel vice est-ce donc ?
- C’est, pour le faire court, que tu es un pedante.
- LXVI
- Ne t’esmerveille point que chacun il mesprise,
- Qu’il dedaigne un chacun, qu’il n’estime que soy,
- Qu’aux ouvrages d’autruy il vueille donner loy,
- Et comme un Aristarq luy mesme s’auctorise.
- Paschal, c’est un pedant’ : et quoy qu’il se desguise,
- Sera tousjours pedant’, un pedant’ et un roy
- Ne te semblent ils pas avoir je ne sçay quoy
- De semblable, et que l’un à l’autre symbolise ?
- Les sujects du pedant’ ce sont ses escholiers,
- Ses classes, ses estats, ses regens officiers :
- Son college (Paschal) est comme sa province.
- Et c’est pourquoy jadis le Syracusien,
- Ayant perdu le nom de roy Sicilien,
- Voulut estre pedant’, ne pouvant estre prince.
- LXVII
- Magny, je ne puis voir un prodigue d’honneur,
- Qui trouve tout bien fait, qui de tout s’emerveille,
- Qui mes fautes approuve, et me flatte l’oreille,
- Comme si j’estois prince ou quelque grand seigneur.
- Mais je me fasche aussi d’un fascheux repreneur,
- Qui du bon et mauvais fait censure pareille,
- Qui se list volontiers, et semble qu’il sommeille
- En lisant les chansons de quelque autre sonneur.
- Cestui-là me deçoit d’une fausse loüange,
- Et gardant qu’aux bons vers les mauvais je ne change,
- Fait qu’en me plaisant trop à chacun je desplais :
- Cestui-ci me degouste, et ne pouvant rien faire
- Qu’il luy plaise, il me fait egalement desplaire
- Tout ce qu’il fait luy mesme, et tout ce que je fais.
- LXVIII
- Je hay du Florentin l’usuriere avarice,
- Je hay du fol Sienois le sens mal arresté,
- Je hay du Genevois la rare verité,
- Et du Venitien la trop caute malice :
- Je hay le Ferrarois pour je ne sçay quel vice,
- Je hay tous les Lombards pour l’infidelité,
- Le fier Napolitain pour sa grand’ vanité,
- Et le poltron Romain pour son peu d’exercice :
- Je hay l’Anglois mutin, et le brave Escossois,
- Le traistre Bourguignon, et l’indiscret François,
- Le superbe Espagnol, et l’yvrongne Thudesque :
- Bref, je hay quelque vice en chasque nation,
- Je hay moy mesme encor' mon imperfection,
- Mais je hay par sur tout un sçavoir pedantesque.
- LXIX
- Pourquoi me grondes-tu, vieux mastin affamé,
- Comme si Dubellay n’avoit point de defense ?
- Pourquoy m’offenses-tu, qui ne t’ay fait offense,
- Sinon de t’avoir trop quelquefois estimé ?
- Qui t’a, chien envieux, sur moy tant animé,
- Sur moy, qui suis absent ? Croy-tu que ma vengeance
- Ne puisse bien d’ici darder jusques en France
- Un traict, plus que le tien, de rage envenimé ?
- Je pardonne à ton nom, pour ne souiller mon livre :
- D’un nom, qui par mes vers n’a merité de vivre :
- Tu n’auras, malheureux, tant de faveur de moy :
- Mais si plus longuement ta fureur persevere,
- Je t’envoyray d’ici un foüet, une Megere,
- Un serpent, un cordeau, pour me venger de toy.
- LXX
- Si Pirithois ne fust aux enfers descendu,
- L’amitié de Thesee seroit ensevelie,
- Et Nise par sa mort n’eust la sienne ennoblie,
- S’il n’eust veu sur le champ Eurial' estendu :
- De Pylade le nom ne seroit entendu
- Sans la fureur d’Oreste, et la foy de Pythie
- Ne fust par tant d’escripts en lumiere sortie,
- Si Damon ne se fust en sa place rendu :
- Et je n’eusse esprouvé le tienne si muable,
- Si Fortune vers moy n’eust esté variable.
- Que puis-je faire donc, pour me venger de toy ?
- Le mal que je te veux, c’est qu’un jour je te puisse
- Faire en pareil endroit, mais par meilleur office,
- Recognoistre ta faute, et voir quelle est ma foy.
- LXXI
- Ce brave qui se croit, pour un jacque de maille,
- Estre un second Roland, ce dissimulateur,
- Qui superbe aux amis, aux ennemis flatteur,
- Contrefait l’habile homme et ne dit rien qui vaille,
- Belleau, ne le croy pas : et quoy qu’il se travaille
- De se feindre hardi d’un visage menteur,
- N’ajouste point de foy à son parler vanteur,
- Car oncq homme vaillant je n’ay vu de sa taille.
- Il ne parle jamais que des faveurs qu’il a,
- Il desdaigne son maistre, et courtise ceux-là
- Qui ne font cas de luy : il brusle d’avarice :
- Il fait du bon Chrestien, et n’a ny foy ni loy :
- Il fait de l’amoureux, mais c’est comme je croy,
- Pour couvrir le soupçon de quelque plus grand vice.
- LXXII
- Encores que l’on eust heureusement compris
- Et la doctrine Grecque, et la Romaine ensemble,
- Si est-ce (Gohorry) qu’ici, comme il me semble,
- On peut apprendre encor', tant soit-on bien appris.
- Non pour trouver ici de plus doctes escrits
- Que ceux que le François soigneusement assemble,
- Mais pour l’air plus subtil, qui doucement nous emble
- Ce qui est plus terrestre et lourd en nos esprits.
- Je ne sçay quel Demon de sa flamme divine
- Le moins parfait de nous purge, esprouve, et affine,
- Lime le jugement, et le rend plus subtil.
- Mais qui trop y demeure, il envoye en fumee
- De l’esprit trop purgé la force consumee,
- Et pour l’esmoudre trop lui fait perdre le fil.
- LXXIII
- Gordes, j’ay en horreur un vieillard vicieux,
- Qui l’aveugle appetit de la jeunesse imite,
- Et jà froid par les ans, de soymesme s’incite
- À vivre delicat en repos ocieux.
- Mais je ne crains rien tant qu’un jeune ambitieux,
- Qui pour se faire grand contrefait de l’hermite,
- Et voilant sa traison d’un masque d’hypocrite,
- Couve sous beau semblant un cœur malicieux.
- Il n’est rien (ce dit-on en proverbe vulgaire)
- Si sale qu’un vieux boucq, ni si prompt à mal faire
- Comme est un jeune loup, et, pour le dire mieux,
- Quand bien le naturel de tous deux je regarde,
- Comme un fangeux pourceau l’un desplaist à mes yeux,
- Comme d’un fin renard de l’autre je me garde.
- LXXIV
- Tu dis que Dubellay tient reputation
- Et que de ses amis il ne tient plus de compte :
- Si ne suis-je, Seigneur, Prince, Marquis ou Conte,
- Et n’ay changé d’estat ni de condition.
- Jusqu’ici je ne sçay que c’est d’ambition,
- Et pour ne me voir grand ne rougis point de honte,
- Aussi ma qualité ne baisse ni ne monte,
- Car je ne suis suject qu’à ma complection.
- Je ne sçay comme il faut entretenir son maistre,
- Comme il faut courtiser, et moins quel il faut estre
- Pour vivre entre les grands, comme on vit aujourd’huy.
- J’honore tout le monde, et ne fasche personne :
- Qui me donne un salut, quatre je lui en donne :
- Qui ne fait cas de moy, je ne fais cas de luy.
- LXXV
- Gordes, que Dubellay aime plus que ses yeux,
- Voy comme la nature, ainsi que du visage,
- Nous a faits differends de mœurs et de courage,
- Et ce qui plaist à l’un, à l’autre est odieux.
- Tu dis : je ne puis voir un sot audacieux,
- Qui un moindre que luy brave à son avantage,
- Qui s’escoute parler, qui farde son langage,
- Et fait croire de luy, qu’il est mignon des Dieux.
- Je suis tout au contraire, et ma raison est telle :
- Celuy, dont la douleur courtoisement m’appelle,
- Me fait outre mon gré courtisan devenir :
- Mais de tel entretien le brave me dispense :
- Car n’estant obligé vers luy de recompense,
- Je le laisse tout seul luymesme entretenir.
- LXXVI
- Cent fois plus qu’à loüer on se plaist à mesdire :
- Pource qu’en mesdisant on dit la verité,
- Et loüant la faveur, ou bien l’auctorité,
- Contre ce qu’on en croit fait bien souvent escrire.
- Qu’il soit vray, prins-tu onc tel plaisir d’ouïr lire
- Les loüanges d’un prince, ou de quelque cité,
- Qu’ouïr un Marc Antoine à mordre exercité,
- Dire cent mille mots qui font mourir de rire ?
- S’il est donques permis, sans offense d’aucun,
- Des mœurs de nostre tems deviser en commun,
- Quiconque me lira, m’estime fol, ou sage :
- Mais je croy qu’aujourd’huy tel pour sage est tenu,
- Qui ne seroit rien moins que pour tel recognu,
- Qui luy auroit osté le masque du visage.
- LXXVII
- Je ne descouvre ici les mystères sacrez
- Des saincts prestres Romains, je ne veux rien escrire
- Que la vierge honteuse ait vergongne de lire :
- Je veux toucher sans plus aux vices moins secrets.
- Mais tu diras que mal je nomme ces regrets,
- Veu que le plus souvent j’use de mots pour rire :
- Et je di que la mer ne bruit tousjours son ire,
- Et que tousjours Phoebus ne sagette les Grecs.
- Si tu rencontres donc ici quelque risee,
- Ne baptise pourtant de plainte desguisee
- Les vers que je souspire au bord Ausonien.
- La plainte que je fais (Dilliers) est veritable :
- Si je ri, c’est ainsi qu’on se rit à la table :
- Car je ri, comme on dit, d’un ris Sardonien.
- LXXVIII
- Je ne te conteray de Boulongne, et Venise,
- De Padouë, et Ferrare, et de Milan encor',
- De Naples, de Florence, et lesquelles sont or'
- Meilleures pour la guerre, ou pour la marchandise :
- Je te raconteray du siege de l’Église,
- Qui fait d’oisiveté son plus riche thresor,
- Et qui dessous l’orgueil de trois couronnes d’or
- Couve l’ambition, la haine, et la feintise :
- Je te diray qu’ici le bonheur, et malheur,
- Le vice, la vertu, le plaisir, la douleur,
- La science honorable, et l’ignorance abonde.
- Bref je diray qu’ici, comme en ce vieil Chaos,
- Se trouve (Peletier) confusement enclos
- Tout ce qu’on void de bien, et de mal en ce monde.
- LXXIX
- Je n’escris point d’amour, n’estant point amoureux,
- Je n’escris de beauté, n’ayant belle maistresse,
- Je n’escris de douceur, n’esprouvant que rudesse,
- Je n’escris de plaisir, me trouvant douloureux :
- Je n’escris de bon heur, me trouvant malheureux,
- Je n’escris de faveur, ne voyant ma Princesse,
- Je n’escris de thresors, n’ayant point de richesse,
- Je n’escris de santé, me sentant langoureux :
- Je n’escris de la court, estant loin de mon Prince,
- Je n’escris de la France, en estrange province,
- Je n’escris de l’honneur, n’en voyant point ici :
- Je n’escris d’amitié, ne trouvant que feintise,
- Je n’escris de vertu, n’en trouvant point aussi,
- Je n’escris de sçavoir, entre les gens d’Église.
- LXXX
- Si je monte au Palais, je n’y trouve qu’orgueil,
- Que vice desguisé, qu’une cerimonie,
- Qu’un bruit de tabourins, qu’une estrange harmonie,
- Et de rouges habits un superbe appareil :
- Si je descens en banque, un amas et recueil
- De nouvelles je trouve, une usure infinie,
- De riches Florentins une troppe bannie,
- Et de pauvres Sienois un lamentable dueil :
- Si je vais plus avant, quelque part où j’arrive,
- Je trouve de Venus la grand’bande lascive
- Dressant de tous costez mil’appas amoureux :
- Si je passe plus outre, et de la Rome neuve
- Entre en la vieille Rome, adonques je ne treuve
- Que de vieux monuments un grand monceau pierreux.
- LXXXI
- Il fait bon voir, Paschal, un conclave serré,
- Et l’une chambre à l’autre egalement voisine
- D’antichambre servir, de salle, et de cuisine,
- En un petit recoin de dix pieds en carré :
- Il fait bon voir autour le palais emmuré,
- Et briguer là dedans ceste troppe divine,
- L’un par ambition, l’autre par bonne mine,
- Et par despit de l’un estre l’autre adoré :
- Il fait bon voir dehors toute la ville en armes
- Crier: le Pape est fait, donner de faux alarmes,
- Saccager un palais ; mais plus que tout cela
- Fait bon voir, qui de l’un, qui de l’autre se vante,
- Qui met pour cestui-ci, qui met pour cestui-là,
- Et pour moins d’un escu dix Cardinaux en vente.
- LXXXII
- Veux-tu sçavoir, Duthier, quelle chose c’est Rome ?
- Rome est de tout le monde un public eschafaut,
- Une scene, un theatre, auquel rien ne defaut,
- De ce qui peut tomber ès actions de l’homme.
- Ici se voit le jeu de la Fortune, et comme
- Sa main nous fait tourner ores bas, ores haut :
- Ici chacun se monstre, et ne peut, tant soit caut,
- Faire que tel qu’il est, le peuple ne le nomme.
- Ici du faux et vray la messagere court,
- Ici les courtisans font l’amour et la court,
- Ici l’ambition, et la finesse abonde :
- Ici la liberté fait l’humble audacieux,
- Ici l’oisiveté rend le bon vicieux,
- Ici le vil faquin discourt des faits du monde.
- LXXXIII
- Ne pense, Robertet, que ceste Rome ci
- Soit ceste Rome là, qui te souloit tant plaire.
- On n’y fait plus credit, comme l’on souloit faire,
- On n’y fait plus l’amour, comme on souloit aussi.
- La paix, et le bon temps ne regnent plus ici,
- La musique, et le bal sont contraints de s’y taire :
- L’air y est corrompu, Mars y est ordinaire,
- Ordinaire la faim, la peine, et le souci.
- L’artisan desbauché y ferme sa boutique,
- L’ocieux avocat y laisse sa pratique ;
- Et le pauvre marchand y porte le bissac :
- On ne voit que soldats, et morions en teste,
- On n’oit que tabourins, et semblable tempeste,
- Et Rome tous les jours n’attend qu’un autre sac.
- LXXXIV
- Nous ne faisons la cour aux filles de Memoire,
- Comme vous qui vivez libres de passion :
- Si vous ne sçavez donc nostre occupation,
- Ces dix vers ensuivans vous la feront notoire :
- Suivre son Cardinal au Pape, au consistoire,
- En capelle, en visite, en congregation,
- Et pour l’honneur d’un prince, ou d’une nation
- De quelque ambassadeur accompagner la gloire;
- Estre en son rang de garde aupres de son seigneur,
- Et faire aux survenans l’accoustumé honneur,
- Parler du bruit qui court, faire de l’habile homme :
- Se promener en housse, aller voir d’huis en huis
- La Marthe, ou la Victoire, et s’engager aux Juifs :
- Voilà, mes compagnons, le passetemps de Rome.
- LXXXV
- Flatter un crediteur pour son terme allonger,
- Courtiser un banquier, donner bonne esperance,
- Ne suivre en son parler la liberté de France,
- Et pour respondre un mot, un quart d’heure y songer :
- Ne gaster sa santé par trop boire et manger,
- Ne faire sans propos une folle despense,
- Ne dire à tous venans tout cela que lon pense,
- Et d’un maigre discours gouverner l’estranger :
- Cognoistre les humeurs, cognoistre qui demande,
- Et d’autant que lon a la liberté plus grande,
- D’autant plus se garder que lon ne soit repris :
- Vivre avecques chacun, de chacun faire compte :
- Voilà, mon cher Sorel (dont je rougis de honte)
- Tout le bien qu’en trois ans à Rome j’ay appris.
- LXXXVI
- Marcher d’un grave pas et d’un grave souci,
- Et d’un grave souris à chacun faire feste,
- Balancer tous ses mots, respondre de la teste,
- Avec un Messer non, ou bien un Messer si :
- Entremêler souvent un petit Et cosi,
- Et d’un Son Servitor contrefaire l’honneste,
- Et comme si lon eust sa part en la conqueste,
- Discourir sur Florence, et sur Naples aussi :
- Seigneuriser chacun d’un baisement de main,
- Et, suivant la façon du courtisan Romain,
- Cacher sa pauvreté d’une brave apparence :
- Voilà de ceste Court la plus grande vertu,
- Dont souvent mal monté, mal sain, et mal vestu,
- Sans barbe et sans argent on s’en retourne en France.
- LXXXVII
- D’où vient cela, Mauny, que tant plus on s’efforce
- D’eschapper hors d’ici, plus le Dœmon du lieu
- (Et que seroit-ce donc si ce n’est quelque Dieu ?)
- Nous y tient attachez par une douce force ?
- Seroit-ce point d’amour ceste allechante amorce,
- Ou quelque autre venim, dont après avoir beu
- Nous sentons nos esprits nous laisser peu à peu,
- Comme un corps qui se perd sous une neuve escorce !
- J’ai voulu mille fois de ce lieu m’estranger,
- Mais je sens mes cheveux en feuilles se changer,
- Des bras en longs rameaux, et mes pieds en racine.
- Bref, je ne suis plus rien qu’un vieux tronc animé,
- Qui se plaint de se voir à ce bord transformé,
- Comme le myrte Anglois au rivage d’Alcine.
- LXXXVIII
- Qui choisira pour moy la racine d’Ulysse ?
- Et qui me gardera de tomber au danger,
- Qu’une Circe en pourceau ne me puisse changer,
- Pour estre à tout jamais fait esclave du vice ?
- Qui m’estraindra le doigt de l’anneau de Melisse,
- Pour me desenchanter comme un autre Roger ?
- Et quel Mercure encor' me fera desloger,
- Pour ne perdre mon temps en l’amoureux service ?
- Qui me fera passer sans escouter la voix
- Et la feinte douceur des monstres d’Achelois ?
- Qui chassera de moy ces Harpyes friandes ?
- Qui volera pour moy encor' un coup aux cieux,
- Pour rapporter mon sens, et me rendre mes yeux ?
- Et qui fera qu’en paix je mange mes viandes ?
- LXXXIX
- Gordes, il m’est advis que je suis esveillé
- Comme un qui tout esmeu d’un effroyable songe
- Se resveille en sursaut, et par le lict s’allonge,
- S’esmerveillant d’avoir si long temps sommeillé.
- Roger devint ainsi (ce croy-je) esmerveillé :
- Et croy que tout ainsi la vergongne me ronge,
- Comme luy, quand il eut descouvert le mensonge
- Du fard magicien qui l’avoit aveuglé.
- Et comme luy aussi je veulx changer de stile,
- Pour vivre desormais au sein de Logistile,
- Qui des cœurs langoureux est le commun support.
- Sus donc, Gordes, sus donc, à la voile, à la rame,
- Fuyons, gaignons le haut, je voy la belle Dame
- Qui d’un heureux signal nous appelle à son port.
- XC
- Ne pense pas, Bouju, que les Nymphes Latines
- Pour couvrir leur traison d’une humble privauté,
- Ni pour masquer leur teint d’une fausse beauté,
- Me facent oublier nos Nymphes Angevines.
- L’Angevine douceur, les paroles divines,
- L’habit qui ne tient rien de l’impudicité ;
- La grâce, la jeunesse, et la simplicité
- Me desgoutent, Bouju, de ces vieilles Alcines.
- Qui les voit par dehors, ne peut rien voir plus beau,
- Mais le dedans ressemble au dedans d’un tombeau,
- Et si rien entre nous moins honneste se nomme.
- Ô quelle gourmandise ! ô quelle pauvreté !
- Ô quelle horreur de voir leur immondicité !
- C’est vraiment de les voir le salut d’un jeune homme.
- XCI
- Ô beaux cheveux d’argent mignonnement retors !
- Ô front crespe, et serein ! et vous face doree !
- Ô beaux yeux de crystal ! ô grand'bouche honoree,
- Qui d’un large reply retrousses tes deux bords !
- Ô belles dents d’ebene ! ô precieux thresors,
- Qui faites d’un seul ris toute ame enamouree !
- Ô gorge damasquine en cent plis figuree !
- Et vous, beaux grands tetins, dignes d’un si beau corps !
- Ô beaux ongles dorez ! ô main courte, et grassette !
- Ô cuisse délicate ! et vous jambe grossette,
- Et ce que je ne puis honnestement nommer !
- Ô beau corps transparent ! ô beaux membres de glace !
- Ô divines beautez ! pardonnez moy de grace,
- Si pour estre mortel, je ne vous ose aimer.
- XCII
- En mille crespillons les cheveux se frizer,
- Se pincer les sourcils, et d’une odeur choisie
- Parfumer haut et bas sa charnure moisie,
- Et de blanc et vermeil sa face desguiser :
- Aller de nuict en masque, en masque deviser,
- Se feindre à tous propos estre d’amour saisie,
- Siffler toute la nuict par une jalousie,
- Et par martel de l’un, l’autre favoriser :
- Baller, chanter, sonner, folastrer dans la couche,
- Avoir le plus souvent deux langues dans la bouche,
- Des courtisannes sont les ordinaires jeux.
- Mais quel besoin est-il que je te les enseigne ?
- Si tu les veux sçavoir, Gordes, et si tu veux
- En sçavoir plus encor', demande à la Chassaigne.
- XCIII
- Douce mere d’amour, gaillarde Cyprienne,
- Qui fais sous ton pouvoir tout pouvoir se ranger,
- Et qui des bords de Xanthe, à ce bord estranger
- Guidas avec ton fils ta gent Dardanienne,
- Si je retourne en France, ô mère Idalienne,
- Comme je vins ici, sans tomber au danger
- De voir ma vieille peau en autre peau changer,
- Et ma barbe Françoise, en barbe italienne,
- Dès ici je fais vœu d’apprendre à ton autel
- Non le liz, ou la fleur d’Amarante immortel,
- Non ceste fleur encor' de ton sang coloree :
- Mais bien de mon menton la plus blonde toison,
- Me vantant d’avoir fait plus que ne fit Jason,
- Emportant le butin de la toison doree.
- XCIV
- Heureux celuy qui peut long temps suivre la guerre
- Sans mort, ou sans blessure, ou sans longue prison !
- Heureux qui longuement vit hors de sa maison
- Sans despendre son bien, ou sans vendre sa terre !
- Heureux qui peut en Court quelque faveur acquerre
- Sans crainte de l’envie, ou de quelque traison !
- Heureux qui peut long temps sans danger de poison
- Jouir d’un chapeau rouge, ou des clefs de sainct Pierre !
- Heureux qui sans peril peut la mer frequenter !
- Heureux qui sans procez le palais peut hanter !
- Heureux qui peut sans mal vivre l’âge d’un homme !
- Heureux qui sans souci peut garder son thresor !
- Sa femme sans soupçon, et plus heureux encor'
- Qui a pu sans peler vivre trois ans à Rome !
- XCV
- Maudict soit mille fois le Borgne de Libye,
- Qui le cœur des rochers perçant de part en part,
- Des Alpes renversa le naturel rampart,
- Pour ouvrir le chemin de France en Italie.
- Mars n’eust empoisonné d’une eternelle envie
- Le cœur de l’Espagnol, et du François soldard,
- Et tant de gens de bien ne seroient en hazart
- De venir perdre ici et l’honneur et la vie.
- Le François corrompu par le vice estranger
- Sa langue et son habit n’eust appris à changer,
- Il n’eust changé ses mœurs en une autre nature.
- Il n’eust point esprouvé le mal qui fait peler,
- Il n’eust fait de son nom la verole appeller,
- Et n’eust fait si souvent d’un buffle sa monture.
- XCVI
- Ô Deesse, qui peux aux Princes egaler
- Un pauvre mendiant, qui n’a que la parole,
- Et qui peux d’un grand roy faire un maistre d’escole,
- S’il te plaist de son lieu le faire devaller :
- Je ne te prie pas de me faire enroller
- Au rang de ces messieurs que la faveur acole,
- Que l’on parle de moy, et que mon renom vole
- De l’aile dont tu fais ces grands Princes voler :
- Je ne demande pas mille et mille autres choses,
- Qui dessous ton pouvoir sont largement encloses,
- Aussi je n’eus jamais de tant de biens souci.
- Je demande sans plus que le mien on ne mange,
- Et que j’aye bien tost une lettre de change,
- Pour n’aller sur le bufle au departir d’ici.
- XCVII
- Doulcin, quand quelquefois je voy ces pauvres filles
- Qui ont le diable au corps, ou le semblent avoir,
- D’une horrible façon corps et teste mouvoir,
- Et faire ce qu’on dit de ces vieilles Sibylles :
- Quand je vois les plus forts se retrouver debiles,
- Voulant forcer en vain leur forcené pouvoir :
- Et quand mesme j’y voy perdre tout leur sçavoir
- Ceux qui sont en vostre art tenus des plus habiles :
- Quand effroyablement escrier je les oy,
- Et quand le blanc des yeux renverser je leur voy,
- Tout le poil me herisse, et ne sçay plus que dire.
- Mais quand je voy un moyne avecque son Latin
- Leur taster hault et bas le ventre et le tetin,
- Ceste frayeur se passe, et suis contraint de rire.
- XCVIII
- D’où vient que nous voyons à Rome si souvent
- Ces garses forcener, et la pluspart d’icelles
- N’estre vieilles, Ronsard, mais d’âge de pucelles,
- Et se trouver tousjours en un mesme couvent ?
- Qui parle par leur voix ? Quel dœmon leur defend
- De respondre à ceux-là qui ne sont cognus d’elles ?
- Et d’où vient que soudain on ne les voit plus telles,
- Ayans une chandelle esteincte de leur vent ?
- D’où vient que les saincts lieux telles fureurs augmentent ?
- D’où vient que tant d’esprits une seule tourmentent ?
- Et que sortans les uns, le reste ne sort pas ?
- Dy, je te pri, Ronsard, toy qui sçais leurs natures :
- Ceulx qui faschent ainsi ces pauvres creatures,
- Sont-ilz des plus hautains, des moyens, ou plus bas ?
- XCIX
- Quand je vays par la rue, où tant de peuple abonde,
- De prestres, de prelats, et de moines aussi,
- De banquiers, d’artisans, et n’y voyant, ainsi
- Qu’on voit dedans Paris, la femme vagabonde :
- Pyrrhe, après le degast de l’universelle onde,
- Ses pierres, di-je alors, ne sema point ici :
- Et semble proprement avoir ce peuple ci,
- Que Dieu n’y ait formé que la moitié du monde.
- Car la dame Romaine en gravité marchant,
- Comme la conseillere, ou femme du marchand,
- Ne s’y pourmene point, et n’y voit-on que celles,
- Qui se sont de la Court l’honneste nom donné ;
- Dont je crains quelquefois qu’en France retourné,
- Autant que j’en verray ne me resemblent telles.
- C
- Ursin, quand j’oy nommer de ces vieux noms Romains,
- De ces beaux noms cognus de l’Inde jusqu’au More,
- Non les grands seulement, mais les moindres encore,
- Voire ceux-là qui ont les ampoulles aux mains :
- Il me fasche d’ouïr appeller ces villains
- De ces noms tant fameux que tout le monde honore :
- Et sans le nom Chrestien, le seul nom que j’adore,
- Voudrais que de tels noms on appellast nos Saints.
- Le mien sur tous me fasche, et me fasche un Guillaume,
- Et mil autres sots noms communs en ce royaume,
- Voyant tant de facquins indignement jouir
- De ces beaux noms de Rome, et de ceulx de la Grece :
- Mais par sur tout, Ursin, il me fasche d’ouïr
- Nommer une Thaïs du nom d’une Lucrece.
- CI
- Que dirons-nous, Melin, de ceste court Romaine,
- Où nous voions chacun divers chemins tenir,
- Et aux plus hauts honneurs les moindres parvenir,
- Par vice, par vertu, par travail, et sans peine ?
- L’un fait pour s’avancer une despense vaine,
- L’autre par ce moyen se voit grand devenir :
- L’un par severité se sçait entretenir,
- L’autre gaigne les cœurs par sa douceur humaine :
- L’un pour ne s’avancer se voit estre avancé,
- L’autre pour s’avancer se voit desavancé,
- Et ce qui nuit à l’un, à l’autre est profitable :
- Qui dit que le sçavoir est le chemin d’honneur,
- Qui dit que l’ignorance attire le bon heur,
- Lequel des deux, Melin, est le plus veritable ?
- CII
- On ne fait de tout bois l’image de Mercure,
- Dit le proverbe vieil : mais nous voyions ici
- De tout bois faire Pape, et Cardinaux aussi,
- Et vestir en trois jours tout une autre figure.
- Les Princes et les Rois viennent grands de nature,
- Aussi de leurs grandeurs n’ont-ils tant de souci,
- Comme ces Dieux nouveaux, qui n’ont que le sourci,
- Pour faire reverer leur grandeur, qui peu dure.
- Paschal, j’ay veu celuy qui n’agueres trainoit
- Toute Rome apres luy, quand il se pourmenoit,
- Avecques trois vallets cheminer par la rue :
- Et trainer apres luy un long orgueil Romain
- Celuy, de qui le pere a l’ampoulle en la main,
- Et l’aiguillon au poing se courbe à la charrue.
- CIII
- Si la perte des tiens, si les pleurs de ta mere,
- Et si de tes parents les regrets quelquefois,
- Combien, cruel Amour, que sans amour tu sois,
- T’ont fait sentir le dueil de leur complainte amere :
- C’est or' qu’il faut monstrer ton flambeau sans lumiere,
- C’est or' qu’il faut porter sans flesches ton carquois,
- C’est or' qu’il faut briser ton petit arc Turquois,
- Renouvellant le dueil de ta perte premiere.
- Car ce n’est pas icy qu’il te faut regretter
- Le pere au bel Ascaigne : il te faut lamenter
- Le bel Ascaigne mesme, Ascaigne, ô quel dommage !
- Ascaigne, que Caraffe aymoit plus que ses yeux :
- Ascaigne, qui passoit en beauté de visage
- Le beau Couppier Troyen, qui verse à boire aux Dieux.
- CIV
- Si fruicts, raisins et bledz, et autres telles choses,
- Ont leur tronc, et leur sep, et leur semence aussi,
- Et s’on void au retour du printemps addouci,
- Naistre de toutes parts violettes, et roses ;
- Ni fruicts, raisins, ni bledz, ni fleurettes descloses
- Sortiront, Viateur, du corps qui gist ici :
- Aulx, oignons, et pourreaux, et ce qui fleure ainsi,
- Auront ici dessous leurs semences encloses.
- Toi donc, qui de l’encens et du basme n’as point,
- Si du grand Jules tiers quelque regret te poingt,
- Parfume son tombeau de telle odeur choisie
- Puis que son corps, qui fut jadis egal aux Dieux
- Se souloit paistre ici de telz mets precieux,
- Comme au ciel Jupiter se paist de l’ambroisie.
- CV
- De voir mignon du Roy un courtisan honneste,
- Voir un pauvre cadet l’ordre au col soustenir,
- Un petit compagnon aux estatz parvenir,
- Ce n’est chose, Morel, digne d’en faire feste.
- Mais voir un estaffier, un enfant, une beste,
- Un forfant, un poltron Cardinal devenir,
- Et pour avoir bien sceu un singe entretenir
- Un Ganymède avoir le rouge sur la teste :
- S’estre vu par les mains d’un soldat Espagnol
- Bien haut sur une eschelle avoir la corde au col
- Celuy, que par le nom de Saint-Pere l’on nomme :
- Un belistre en trois jours aux princes s’egaller,
- Et puis le voir de là en trois jours devaller :
- Ces miracles, Morel, ne se font point, qu’à Rome.
- CVI
- Qui niera, Gillebert, s’il ne veut resister
- Au jugement commun, que le siege de Pierre
- Qu’on peut dire à bon droit un Paradis en terre,
- Aussi bien que le ciel, n’ait son grand Juppiter ?
- Les Grecs nous ont fait l’un sur Olympe habiter,
- Dont souvent dessus nous ses foudres il desserre :
- L’autre du Vatican délasche son tonnerre,
- Quand quelque Roy l’a fait contre lui despiter.
- Du Juppiter celeste un Ganymede on vante,
- Le thusque Juppiter en a plus de cinquante :
- L’un de Nectar s’enyvre, et l’autre de bon vin.
- De l’aigle l’un et l’autre a la defense prise,
- Mais l’un hait les tyrans, l’autre les favorise :
- Le mortel en ceci n’est semblable au divin.
- CVII
- Où que je tourne l’œil, soit vers le Capitole,
- Vers les bains d’Antonin, ou Diocletien,
- Et si quelqu’œuvre encor dure plus ancien
- De la porte Saint Pol jusques à Ponte-mole :
- Je deteste àpart-moy ce vieux Faucheur, qui vole,
- Et le Ciel, qui ce tout a reduit en un rien :
- Puis songeant que chacun peut repeter le sien,
- Je me blasme, et cognois que ma complainte est fole.
- Aussi seroit celuy par trop audacieux,
- Qui voudroit accuser ou le Temps ou les Cieux,
- Pour voir une medaille, ou colonne brisee.
- Et qui sçait si les Cieux referont point leur tour,
- Puis que tant de Seigneurs nous voyons chacun jour
- Bastir sur la Rotonde, et sur le Collisee?
- CVIII
- Je fuz jadis Hercule, or Pasquin je me nomme,
- Pasquin fable du peuple, et qui fais toutefois
- Le mesme office encor que j’ay fait autrefois,
- Veu qu’ores par mes vers tant de monstres j’assomme.
- Aussi mon vray mestier c’est de n’espargner homme,
- Mais les vices chanter d’une publique voix :
- Et si ne puis encor, quelque fort que je sois,
- Surmonter la fureur de cet Hydre de Rome.
- J’ai porté sur mon col le grand Palais des Dieux,
- Pour soulager Atlas, qui sous le faiz des cieux
- Courboit las et recreu sa grande eschine large.
- Ores au lieu du ciel, je porte sur mon dos,
- Un gros moyne Espagnol, qui me froisse les os,
- Et me poise trop plus que ma premiere charge.
- CIX
- Comme un, qui veut curer quelque Cloaque immunde,
- S’il n’a le nez armé d’une contresenteur,
- Estouffé bien souvent de la grand’puanteur
- Demeure enseveli dans l’ordure profonde :
- Ainsi le bon Marcel ayant levé la bonde,
- Pour laisser escouler la fangeuse espesseur
- Des vices entassez, dont son predecesseur
- Avoit six ans devant empoisonné le monde :
- Se trouvant le pauvret de telle odeur surpris,
- Tomba mort au milieu de son œuvre entrepris,
- N’ayant pas à demi ceste ordure purgee.
- Mais quiconques rendra tel ouvrage parfait,
- Se pourra bien vanter d’avoir beaucoup plus fait,
- Que celuy qui purgea les estables d’Augee.
- CX
- Quand mon Caraciol de leur prison desserre
- Mars, les ventz, et l’hyver : une ardente fureur,
- Une fiere tempeste, une tremblante horreur
- Ames, ondes, humeurs, ard, renverse, et resserre.
- Quand il luy plait aussi de renfermer la guerre,
- Et l’orage, et le froid : une amoureuse ardeur,
- Une longue bonasse, une douce tiedeur
- Brusle, appaise, et resoult les cœurs, l’onde, et la terre.
- Ainsi la paix à Mars il oppose en un temps,
- Le beau temps à l’orage, à l’hyver le printemps,
- Comparant Paule quart avec Jules troisieme.
- Aussi ne furent onq' deux siecles plus divers,
- Et ne se peut mieulx voir l’endroit par le revers,
- Que mettant Jules tiers avec Paule quatrieme.
- CXI
- Je n’ai jamais pensé que ceste voute ronde
- Couvrist rien de constant : mais je veux desormais,
- Je veux, mon cher Morel, croire plus que jamais,
- Que dessous ce grand Tout rien ferme ne se fonde,
- Puisque celuy qui fut de la terre et de l’onde
- Le tonnerre et l’effroy, las de porter le faiz,
- Veut d’un cloistre borner la grandeur de ses faicts,
- Et pour servir à Dieu abandonner le monde.
- Mais quoy ? que dirons-nous de cet autre vieillard,
- Lequel ayant passé son âge plus gaillard
- Au service de Dieu, ores Cesar imite ?
- Je ne sçay qui des deux est le moins abusé :
- Mais je pense, Morel, qu’il est fort mal aisé,
- Que l’un soit bon guerrier, ni l’autre bon hermite.
- CXII
- Quand je voy ces Seigneurs qui l’espee et la lance
- Ont laissé pour vestir ce saint orgueil Romain,
- Et ceux-là, qui ont pris le baston en la main,
- Sans avoir jamais fait preuve de leur vaillance :
- Quand je les vois, Ursin, si chiches d’audience,
- Que souvent par quatre huiz on la mendie en vain :
- Et quand je voy l’orgueil d’un Camerier hautain,
- Lequel feroit à Job perdre la patience :
- Il me souvient alors de ces lieux enchantez,
- Qui sont en Amadis, et Palmerin chantez,
- Desquels l’entree estoit si cherement vendue.
- Puis je dis : ô combien le Palais que je voy
- Me semble different du Palais de mon Roy,
- Où l’on ne trouve point de chambre deffendue !
- CXIII
- Avoir veu devaller une triple Montaigne,
- Apparoir une Biche, et disparoir soudain,
- Et dessus le tombeau d’un Empereur Romain
- Une vieille Caraffe eslever pour enseigne :
- Ne voir qu’entrer soldats, et sortir en campagne,
- Emprisonner Seigneurs pour un crime incertain,
- Retourner forussis, et le Napolitain
- Commander en son rang à l’orgueil de l’Espagne :
- Force nouveaux seigneurs, dont les plus apparens
- Sont de Sa Saincteté les plus proches parens,
- Et force Cardinaux, qu’à grand peine l’on nomme :
- Force braves chevaux, et force hauts collets,
- Et force favoriz, qui n’estoient que vallets :
- Voilà, mon cher Dagaut, des nouvelles de Rome.
- CXIV
- Ô trois et quatre fois malheureuse la terre,
- Dont le Prince ne voit que par les yeux d’autruy,
- N’entend que par ceux-là, qui respondent pour luy,
- Aveugle, sourd, et muet, plus que n’est une pierre !
- Tels sont ceux-là, Seigneur, qu’aujourd’huy l’on reserre
- Oysifs dedans leur chambre, ainsi qu’en un estuy,
- Pour durer plus long temps, et ne sentir l’ennuy
- Que sent leur pauvre peuple accablé de la guerre.
- Ils se paissent enfans, de trompes et canons,
- De fifres, de tabours, d’enseignes, gomphanons,
- Et de voir leur province aux ennemis en proye.
- Tel estoit cestui-là, qui du haut d’une tour,
- Regardant ondoyer la flamme tout autour,
- Pour se donner plaisir chantoit le feu de Troye.
- CXV
- Ô que tu es heureux, si tu cognois ton heur,
- D’estre eschappé des mains de ceste gent cruelle,
- Qui sous un faux semblant d’amitié mutuelle
- Nous desrobbe le bien, et la vie, et l’honneur !
- Où tu es, mon Dagaut, la secrette rancueur,
- Le soin qui comme un hidre en nous se renouvelle,
- L’avarice, l’envie, et la haine immortelle
- Du chetif courtisan n’empoisonnent le cœur.
- La molle oisiveté n’y engendre le vice,
- Le serviteur n’y perd son temps et son service,
- Et n’y mesdit on point de cil qui est absent :
- La justice y a lieu, la foy n’en est bannie,
- Là ne sçait-on que c’est de prendre à compagnie,
- À change, à cense, à stoc, et à trente pour cent.
- CXVI
- Fuyons, Dilliers, fuyons ceste cruelle terre,
- Fuyons ce bord avare, et ce peuple inhumain,
- Que des Dieux irritez la vengeresse main
- Ne nous accable encor' sous un mesme tonnerre.
- Mars est desenchainé, le temple de la guerre
- Est ouvert à ce coup : le grand Prestre Romain
- Veult foudroyer là bas l’heretique Germain
- Et l’Espagnol marran, ennemis de sainct Pierre.
- On ne voit que soldats, enseignes, gomphanons,
- On n’oit que tabourins, trompettes, et canons,
- On ne voit que chevaux courans parmi la plaine :
- On n’oit plus raisonner que de sang, et de feu,
- Maintenant on verra, si jamais on l’a veu,
- Comment se sauvera la nacelle Romaine.
- CXVII
- Celuy vrayement estoit et sage, et bien appris,
- Qui cognoissant du feu la semence divine
- Estre des Animans la premiere origine
- De substance de feu dit estre nos esprits.
- Le corps est le tison de ceste ardeur espris,
- Lequel, d’autant qu’il est de matiere plus fine,
- Fait un feu plus luisant, et rend l’esprit plus digne
- De monstrer ce qui est en soy-mesme compris.
- Ce feu donques celeste, humble de sa naissance,
- S’esleve peu-à-peu au lieu de son essence,
- Tant qu’il soit parvenu au poinct de sa grandeur :
- Adonc il diminue, et sa force lassee
- Par faute d’aliment en cendres abbaissee,
- Sent faillir tout à coup sa languissante ardeur.
- CXVIII
- Quand je voy ces Messieurs, desquels l’auctorité
- Se voit ores ici commander en son rang,
- D’un front audacieux cheminer flanc à flanc,
- Il me semble de voir quelque divinité.
- Mais les voyant paslir lorsque Sa Saincteté
- Crache dans un bassin, et d’un visage blanc
- Cautement espier s’il y a point de sang,
- Puis d’un petit sousris feindre une seureté :
- Ô combien, di-je alors, la grandeur que je voy
- Est miserable au prix de la grandeur d’un Roy !
- Malheureux qui si cher achette tel honneur.
- Vrayment le fer meurtrier, et le rocher aussi
- Pendent bien sur le chef de ces Seigneurs ici,
- Puisque d’un vieux filet depend tout leur bonheur.
- CXIX
- Brusquet à son retour vous racontera, Sire,
- De ces rouges prelats la pompeuse apparence,
- Leurs mules, leurs habits, leur longue reverence,
- Qui se peut beaucoup mieux representer que dire.
- Il vous racontera, s’il les sçait bien descrire,
- Les mœurs de ceste court, et quelle difference
- Se voit de ses grandeurs à la grandeur de France,
- Et mille autres bons poincts, qui sont dignes de rire.
- Il vous peindra la forme, et l’habit du sainct Pere,
- Qui, comme tout Jupiter, tout le monde tempere,
- Avecques un clin d’œil : sa faconde et sa grace,
- L’honnesteté des siens, leur grandeur et largesse,
- Les presens qu’on luy fait, et de quelle caresse
- Tout ce que se dit vostre à Rome l’on embrasse.
- CXX
- Voici le Carnaval, menons chacun la sienne,
- Allons baller en masque, allons nous pourmener,
- Allons voir Marc Antoine ou Zani bouffonner,
- Avec son Magnifique à la Venitienne :
- Voyons courir le pal à la mode ancienne,
- Et voyons par le nez le sot bufle mener :
- Voyons le fier taureau d’armes environner,
- Et voyons au combat l’adresse Italienne :
- Voyons d’œufs parfumez un orage gresler,
- Et la fusee ardent siffler menu par l’air.
- Sus donc despeschons nous, voici la pardonnance :
- Il nous faudra demain visiter les saincts lieux,
- Là nous ferons l’amour, mais ce sera des yeux,
- Car passer plus avant c’est contre l’ordonnance.
- CXXI
- Se fascher tout le jour d’une fascheuse chasse,
- Voir un brave taureau se faire un large tour,
- Estonné de se voir tant d’hommes alentour,
- Et cinquante picquiers affronter son audace :
- Le voir en s’elançant venir la teste basse,
- Fuir et retourner d’un plus brave retour,
- Puis le voir à la fin pris dans quelque destour,
- Percé de mille coups ensanglanter la place :
- Voir courir aux flambeaux, mais sans se rencontrer,
- Donner trois coups d’espee, en armes se monstrer,
- Et tout autour du camp un rempart de Thudesques :
- Dresser un grand apprest, faire attendre long temps,
- Puis donner à la fin un maigre passe temps :
- Voilà tout le plaisir des festes Romanesques.
- CXXII
- Cependant qu’au Palais de procez tu devises,
- D’advocats, procureurs, presidents, conseillers,
- D’ordonnances, d’arrests, de nouveaux officiers,
- De juges corrompus, et de telles surprises :
- Nous devisons ici de quelques villes prises,
- De nouvelles de banque, et de nouveaux courriers,
- De nouveaux Cardinaux, de mules, d’estaffiers,
- De chappes, de rochets, de masses, et valises :
- Et ores, Sibilet, que je t’escri ceci,
- Nous parlons de taureaux, et de buffles aussi,
- De masques, de banquets, et de telles despences :
- Demain nous parlerons d’aller aux stations,
- De motu-proprio, de reformations,
- D’ordonnances, de briefs, de bulles, et dispenses.
- CXXIII
- Nous ne sommes faschez que la trefve se face :
- Car bien que nous soyons de la France bien loin,
- Si est chascun de nous à soy-mesme tesmoin
- Combien la France doit de la guerre estre lasse.
- Mais nous sommes faschez que l’Espagnole audace,
- Qui plus que le François de repos a besoin,
- Se vante avoir la guerre et la paix en son poing,
- Et que de respirer nous luy donnons espace.
- Il nous fasche d’ouïr noz pauvres alliez
- Se plaindre à tous propos qu’on les ait oubliez,
- Et qu’on donne au privé l’utilité commune.
- Mais ce qui plus nous fasche, est que les estrangers
- Disent plus que jamais, que nous sommes legers,
- Et que nous ne sçavons cognoistre la fortune.
- CXXIV
- Le Roy (disent ici ces bannis de Florence)
- Du sceptre d’Italie est frustré desormais,
- Et son heureuse main cet heur n’aura jamais
- De reprendre aux cheveux la fortune de France.
- Le Pape mal content n’aura plus de fiance
- En tous ces beaux desseins trop legerement faits,
- Et l’exemple Sienois rendra par ceste paix
- Suspecte aux estrangers la Françoise alliance.
- L’Empereur affoibli ses forces reprendra,
- L’Empire hereditaire à ce coup il rendra,
- Et paisible à ce coup il rendra l’Angleterre.
- Voilà que disent ceux, qui discourent du Roy :
- Que leur respondrons-nous? Vineux, mande le moy,
- Toy, qui sçais discourir et de paix et de guerre.
- CXXV
- Dedans le ventre obscur, où jadis fut enclos
- Tout cela qui depuis a rempli ce grand vuide,
- L’air, la terre, et le feu, et l’element liquide,
- Et tout cela qu’Atlas soustient dessus son dos,
- Les semences du Tout estoyent encor' en gros,
- Le chaud avec le sec, le froid avec l’humide,
- Et l’accord, qui depuis leur imposa la bride,
- N’avoit encor' ouvert la porte du Chaos :
- Car la guerre en avoit la serrure brouillee,
- Et la clef en estoit par l’âge si rouillee
- Qu’en vain, pour en sortir, combattoit ce grand corps,
- Sans la trefve, Seigneur, de la paix messagere,
- Qui trouva le secret, et d’une main legere
- La paix avec l’amour en fit sortir dehors.
- CXXVI
- Tu sois la bien venue, ô bienheureuse trefve !
- Trefve, que le Chrestien ne peut assez chanter,
- Puis que seule tu as la vertu d’enchanter
- De nos travaux passez la souvenance grefve.
- Tu dois durer cinq ans : et que l’envie en creve :
- Car si le ciel benin te permet enfanter
- Ce qu’on attend de toy, tu te pourras vanter
- D’avoir fait une paix, qui ne sera si breve.
- Mais si le favori, en ce commun repos
- Doit avoir desormais le temps plus à propos
- D’accuser l’innocent, pour luy ravir sa terre :
- Si le fruict de la paix du peuple tant requis
- À l’avare avocat est seulement acquis,
- Trefve, va-t’en en paix, et retourne la guerre.
- CXXVII
- Ici de mille fards la trahison se desguise,
- Ici mille forfaits pullulent à foison,
- Ici ne se punit l’homicide ou poison,
- Et la richesse ici par usure est acquise :
- Ici les grands maisons viennent de bastardise,
- Ici ne se croit rien sans humaine raison,
- Ici la volupté est tousjours de saison,
- Et d’autant plus y plaist, que moins elle est permise.
- Pense le demourant. Si est-ce toutefois
- Qu’on garde encor' ici quelque forme de loix,
- Et n’en est point du tout la justice bannie :
- Icy le grand seigneur n’achette l’action,
- Et pour priver autruy de sa possession
- N’arme son mauvais droit de force et tyrannie.
- CXXVIII
- Ce n’est pas de mon gré, Carle, que ma navire
- Erre en la mer Tyrreène : un vent impetueux
- La chasse malgré moy par ces flots tortueux,
- Ne voiant plus le pol, qui sa faveur t’inspire.
- Je ne voy que rochers, et si rien se peut dire
- Pire que des rochers le heurt audacieux :
- Et le phare jadis favorable à mes yeux
- De mon cours egaré sa lanterne retire.
- Mais si je puis un jour me sauver des dangers
- Que je fuy vagabond par ces flots estrangers,
- Et voir de l’Ocean les campagnes humides
- J’arresteray ma nef au rivage Gaulois,
- Consacrant ma despouille au Neptune François,
- À Glauque, à Mélicerte, et aux sœurs Nereïdes.
- CXXIX
- Je voy, Dilliers, je voy serener la tempeste,
- Je voy le vieil Proté son troupeau renfermer,
- Je voy le vert Triton s’esgayer sur la mer,
- Et voy l’Astre jumeau flamboyer sur ma teste :
- Jà le vent favorable à mon retour s’appreste,
- Jà vers le front du port je commence à ramer,
- Et voy jà tant d’amis, que ne puis les nommer,
- Tendant les bras vers moy, sur le bord faire feste.
- Je voy mon grand Ronsard, je le cognois d’ici,
- Je voy mon cher Morel, et mon Dorat aussi,
- Je voy mon Delahaye, et mon Paschal encore :
- Et vois un peu plus loin (si je ne suis deçeu)
- Mon divin Mauleon, duquel, sans l’avoir veu,
- La grace, le sçavoir, et la vertu j’adore.
- CXXX
- Et je pensois aussi ce que pensoit Ulysse,
- Qu’il n’estoit rien plus doux que voir encor' un jour
- Fumer sa cheminee, et apres long sejour
- Se retrouver au sein de sa terre nourrice.
- Je me resjouyssois d’estre eschappé au vice,
- Aux Circes d’Italie, aux Sirenes d’amour,
- Et d’avoir rapporté en France à mon retour
- L’honneur que l’on s’acquiert d’un fidele service.
- Las, mais après l’ennuy de si longue saison,
- Mille soucis mordans je trouve en ma maison,
- Qui me rongent le cœur sans espoir d’allegeance.
- Adieu donques, Dorat, je suis encor Romain,
- Si l’arc que les neuf sœurs te mirent en la main
- Tu ne me preste ici, pour faire ma vengeance.
- CXXXI
- Morel, dont le sçavoir sur tout autre je prise,
- Si quelqu’un de ceux-là, que le Prince Lorrain
- Guida dernierement au rivage Romain,
- Soit en bien, soit en mal, de Rome te devise :
- Di, qu’il ne sçait que c’est du siege de l’Église,
- N’y ayant esprouvé que la guerre, et la faim,
- Que Rome n’est plus Rome, et que celuy en vain
- Presume d’en juger, qui bien ne l’a comprise.
- Celuy qui par la rue a veu publiquement
- La courtisanne en coche, ou qui pompeusement
- L’a peu voir à cheval en accoustrement d’homme
- Superbe se monstrer : celuy qui de plain jour
- Aux Cardinaux en cappe a veu faire l’amour,
- C’est celuy seul, Morel, qui peut juger de Rome.
- CXXXII
- Vineux, je ne vis oncques si plaisante province.
- Hostes si gracieux, ni peuple si humain,
- Que ton petit Urbin, digne que sous sa main
- Le tienne un si gentil et si vertueux Prince.
- Quant à l’estat du Pape, il fallut que j’apprinse
- À prendre en patience et la soif et la faim :
- C’est pitié, comme là le peuple est inhumain,
- Comme tout y est cher, et comme lon y pinse.
- Mais tout cela n’est rien au prix du Ferrarois :
- Car je ne voudrois pas pour le bien de deux Rois,
- Passer encor’ un coup par si penible enfer,
- Bref, je ne sçay, Vineux, qu’en conclure à la fin,
- Fors, qu’en comparaison de ton petit Urbin,
- Le peuple de Ferrare est un peuple de fer.
- CXXXIII
- Il fait bon voir, Magny, ces Coyons magnifiques,
- Leur superbe Arcenal, leurs vaisseaux, leur abord,
- Leur saint Marc, leur Palais, leur Realte, leur port,
- Leurs changes, leurs profits, leur banque et leurs trafiques :
- Il fait bon voir le bec de leurs chapprons antiques,
- Leurs robbes à grand’ manche et leurs bonnets sans bord,
- Leur parler tout grossier, leur gravité, leur port,
- Et leurs sages advis aux affaires publiques.
- Il fait bon voir de tout leur Senat balloter,
- Il fait bon voir partout leurs gondoles flotter,
- Leurs femmes, leurs festins, leur vivre solitaire :
- Mais ce que lon en doit le meilleur estimer,
- C’est quand ces vieux cocus vont espouser la mer,
- Dont ils sont les maris, et le Turc l’adultere.
- CXXXIV
- Celuy qui d’amitié a violé la loy,
- Cerchant de son amy la mort et vitupere :
- Celuy qui en procez a ruiné son frere,
- Ou le bien d’un mineur a converty à soy :
- Celuy qui a trahi sa patrie et son Roy,
- Celuy qui comme Œdipe a fait mourir son pere,
- Celuy qui comme Oreste a fait mourir sa mere,
- Celuy qui a nié son baptesme et sa foy :
- Marseille, il ne faut point que pour la penitence
- D’une si malheureuse abominable offense,
- Son estomac plombé martelant nuict et jour,
- Il voise errant nuds pieds ne six ne sept années :
- Que les Grisons sans plus il passe à ses journees,
- J’entens, s’il veut que Dieu luy doive du retour.
- CXXXV
- La terre y est fertile, amples les edifices,
- Les poelles bigarrez, et les chambres de bois,
- La police immuable, immuables les loix,
- Et le peuple ennemi de forfaits et de vices.
- Ils boivent nuict et jour en Bretons et Suisses,
- Ils sont gras et refaits, et mangent plus que trois :
- Voilà les compagnons et correcteurs des Rois,
- Que le bon Rabelais a surnommez Saucisses.
- Ils n’ont jamais changé leurs habits et façons,
- Ils hurlent comme chiens leurs barbares chansons,
- Ils comptent à leur mode, et de tout se font croire :
- Ils ont force beaux lacs et force sources d’eau,
- Force prez, force bois. J’ay du reste, Belleau,
- Perdu le souvenir, tant ils me firent boire.
- CXXXVI
- Je les ay veus, Bizet, et si bien m’en souvient,
- J’ay veu dessus leur front la repentance peinte,
- Comme on voit ces esprits qui là-bas font leur plainte,
- Ayant passé le lac d’où plus on ne revient.
- Un croire de leger les fols y entretient
- Sous un prétexte faux de liberté contrainte :
- Les coulpables fuitifs y demeurent par crainte,
- Les plus fins et rusez honte les y retient.
- Au demeurant, Bizet, l’avarice et l’envie,
- Et tout cela qui plus tormente nostre vie,
- Domine en ce lieu là plus qu’en tout autre lieu.
- Je ne viz onques tant l’un l’autre contre-dire,
- Je ne viz onques tant l’un de l’autre mesdire :
- Vray est que, comme ici, l’on n’y jure point Dieu.
- CXXXVII
- Scève, je me trouvay comme le fils d’Anchise
- Entrant dans l’Elysee, et sortant des enfers,
- Quand apres tant de monts de neiges tous couverts
- Je vy ce beau Lyon, Lyon que tant je prise.
- Son estroite longueur, que la Sône divise,
- Nourrit mille artisans, et peuples tous divers :
- Et n’en déplaise à Londre, à Venise, et Anvers,
- Car Lyon n’est pas moindre en fait de marchandise.
- Je m’estonnay d’y avoir passer tant de courriers,
- D’y voir tant de banquiers, d’imprimeurs, d’armuriers,
- Plus dru que l’on ne voit les fleurs par les prairies.
- Mais je m’estonnay plus de la force des ponts,
- Dessus lesquelz on passe, allant delà les monts,
- Tant de belles maisons, et tant de metairies.
- CXXXVIII
- De-vaux, la mer reçoit tous les fleuves du monde,
- Et n’en augmente point : semblable à la grand’mer
- Est ce Paris sans pair, où l’on voit abysmer
- Tout ce qui là dedans de toutes parts abonde.
- Paris est en sçavoir une Grece feconde,
- Une Rome en grandeur Paris on peut nommer,
- Une Asie en richesse on le peut estimer,
- En rares nouveautez une Afrique seconde.
- Bref, en voyant, De-vaux, ceste grande cité,
- Mon œil, qui paravant estoit exercité
- À ne s’esmerveiller des choses plus estranges,
- Print esbaïssement. Ce qui ne me put plaire,
- Ce fut l’estonnement du badaud populaire,
- La presse des chartiers, les procez, et les fanges.
- CXXXIX
- Si tu veux vivre en Court, Dilliers, souvienne-toy
- De t’accoster tousjours des mignons de ton maistre :
- Si tu n’es favori, faire semblant de l’estre,
- Et de t’accommoder aux passetemps du Roy.
- Souvienne-toy encor' de ne prester ta foy
- Au parler d’un chacun, mais sur tout sois adextre
- A t’aider de la gauche autant que de la dextre,
- Et par les mœurs d’autruy à tes mœurs donne loy.
- N’avance rien du tien, Dilliers, que ton service,
- Ne monstre que tu sois trop ennemy du vice,
- Et sois souvent encor', muet, aveugle et sourd.
- Ne fay que pour autruy importun on te nomme,
- Faisant ce que je di, tu seras galand homme :
- T’en souvienne, Dilliers, si tu veux vivre en Court.
- CXL
- Si tu veux seurement en Court te maintenir,
- Le silence, Ronsard, te soit comme un decret.
- Qui baille à son amy la clef de son secret,
- Le fait de son amy son maistre devenir.
- Tu dois encor', Ronsard, ce me semble, tenir
- Aveq' ton ennemi quelque moyen discret,
- Et faisant contre luy, monstrer qu’à ton regret
- Le seul devoir te fait en ces termes venir.
- Nous voyons bien souvent une longue amitié
- Se changer pour un rien en fiere inimitié,
- Et la haine en amour souvent se transformer.
- Dont (veu le temps qui court) il ne faut s’esbahir,
- Aime donques, Ronsard, comme pouvant haïr,
- Hays donques, Ronsard, comme pouvant aimer.
- CXLI
- Ami, je t’apprendray (encores que tu sois,
- Pour te donner conseil, de toy mesme assez sage)
- Comme jamais tes vers ne te feront outrage,
- Et ce qu’en tes escrits plus eviter tu dois.
- Si de Dieu, ou du Roy tu parles quelquefois,
- Fay que tu sois prudent, et sobre en ton langage :
- Le trop parler de Dieu porte souvent dommage,
- Et longues sont les mains des Princes et des Rois.
- Ne t’attache à qui peut, si sa fureur l’allume,
- Venger d’un coup d’espee un petit traict de plume,
- Mais presse, comme on dit, ta levre avec le doy.
- Ceux que de tes bons mots tu vois pasmer de rire,
- Si quelque outrageux fol t’en veut faire desdire,
- Ce seront les premiers à se mocquer de toy.
- CXLII
- Cousin parle tousjours des vices en commun,
- Et ne discours jamais d’affaires à la table,
- Mais sur tout garde toy d’estre trop veritable,
- Si en particulier tu parles de quelqu’un.
- Ne commets ton secret à la foy d’un chacun,
- Ne di rien qui ne soit pour le moins vray-semblable :
- Si tu mens, que ce soit pour chose profitable,
- Et qui ne tourne point au deshonneur d’aucun.
- Sur tout garde toy bien d’estre double en paroles,
- Et n’use sans propos de finesses frivoles,
- Pour acquerir le bruit d’estre bon courtisan.
- L’artifice caché c’est le vray artifice :
- La souris bien souvent perit par son indice,
- Et souvent par son art se trompe l’artisan.
- CXLIII
- Bizet, j’aymerois mieux faire un bœuf d’un formi,
- Ou faire d’une mousche un indique elephant,
- Que, le bonheur d’autruy par mes vers estoufant,
- Me faire d’un chascun le publiq ennemi.
- Souvent pour un bon mot on perd un bon ami,
- Et tel par ses bons mots croit (tant il est enfant)
- S’estre mis sur la teste un chapeau triomphant,
- À qui mieux eust valu estre bien endormi.
- La louange, Bizet, est facile à chacun,
- Mais la satyre n’est un ouvrage commun :
- C’est, trop plus qu’on ne pense, un œuvre industrieux.
- Il n’est rien si fascheux qu’un brocard mal plaisant,
- Et faut bien, comme on dit, bien dire en mesdisant,
- Veu que le louer mesme est souvent odieux.
- CXLIV
- Gordes, je sçaurois bien faire un conte à la table,
- Et s’il estoit besoin contrefaire le sourd :
- J’en sçaurois bien donner, et faire à quelque lourd
- Le vray ressembler faux, et le faux veritable.
- Je me sçaurois bien rendre à chacun accointable,
- Et façonner mes mœurs aux mœurs du temps qui court :
- Je sçaurois bien prester (comme on dit à la Court)
- Aupres d’un grand seigneur quelque œuvre charitable.
- Je sçaurois bien encor', pour me mettre en avant,
- Vendre de la fumee à quelque poursuyvant,
- Et pour estre employé en quelque bon affaire,
- Me feindre plus ruzé cent fois que je ne suis :
- Mais ne le voulant point, Gordes, je ne le puis,
- Et si ne blasme point, ceux qui le sçavent faire !
- CXLV
- Tu t’abuses, Belleau, si pour estre sçavant,
- Sçavant et vertueux, tu penses qu’on te prise :
- Il fault, comme lon dit, estre homme d’entreprise
- Si tu veux qu’à la Court on te pousse en avant.
- Ces beaux noms de vertu, ce n’est rien que du vent :
- Donques, si tu es sage, embrasse la feintise,
- L’ignorance, l’envie, avec la convoitise :
- Par ces arts jusqu’au ciel on monte bien souvent.
- La science à la table est des seigneurs prisée,
- Mais en chambre, Belleau, elle sert de risée :
- Garde, si tu m’en crois, d’en acquerir le bruit.
- L’homme trop vertueux desplait au populaire :
- Et n’est-il pas bien fol qui s’efforçant de plaire,
- Se mesle d’un mestier que tout le monde fuit ?
- CXLVI
- Souvent nous faisons tort nous mesme’ à nostre ouvrage :
- Encor' que nous soyons de ceux qui font le mieulx,
- Soit par trop quelquefois contrefaire les vieux,
- Soit par trop imiter ceux qui sont de nostre âge.
- Nous ostons bien souvent aux princes le courage
- De nous faire du bien : nous rendant odieux,
- Soit pour en demandant estre trop ennuyeux,
- Soit pour trop nous louant aux autres faire outrage.
- Et puis, nous nous plaignons de voir nostre labeur
- Veuf d’applaudissement, de grâce, et de faveur,
- Et de ce que chacun à son œuvre souhaite.
- Bref, louë qui voudra son art, et son mestier,
- Mais cestui-là, Morel, n’est pas mauvais ouvrier,
- Lequel sans estre fol, peut estre bon poëte.
- CXLVII
- Ne te fasche, Ronsard, si tu vois par la France
- Fourmiller tant d’escrits : ceux qui ont merité
- D’estre advouez pour bons de la posterité,
- Portent leur sauf-conduit et lettre d’asseurance.
- Tout œuvre qui doit vivre, il a dès sa naissance
- Un Demon qui le guide à l’immortalité :
- Mais qui n’a rencontré telle nativité,
- Comme fruict abortif, n’a jamais accroissance.
- Virgile eut ce Demon, et l’eut Horace encor’,
- Et tous ceux qui du temps de ce bon siècle d’or
- Estoient tenuz pour bons : les autres n’ont plus vie.
- Qu’eussions-nous leurs escrits, pour voir de nostre temps
- Ce qui aux anciens servoit de passetemps,
- Et quels estoient les vers d’un indocte Mevie.
- CXLVIII
- Autant comme lon peut en un autre langage
- Une langue exprimer, autant que la nature
- Par l’art se peut monstrer, et que par la peinture
- On peut tirer au vif un naturel visage :
- Autant exprimes-tu, et encor d’avantage
- Avecques le pinceau de ta docte escriture
- La grace, la façon, le port, et la stature
- De celuy, qui d’Enee a descrit le voyage.
- Ceste mesme candeur, ceste grace divine,
- Ceste mesme douceur, et majesté Latine,
- Qu’en ton Virgile on voit, c’est celle mesme encore,
- Qui Françoise se rend par ta celeste veine.
- Des-Masures, sans plus, a faute d’un Mecene,
- Et d’un autre Cesar, qui ses vertus honore.
- CXLIX
- Vous dictes, courtisans, les Poëtes sont fouls,
- Et dictes verité : mais aussi dire j’ose,
- Que tels que vous soyez, vous tenez quelque chose
- De ceste douce humeur qui est commune à tous.
- Mais celle-là, Messieurs, qui domine sur vous,
- En autres actions diversement s’expose :
- Nous sommes fouls en rime, et vous l’estes en prose :
- C’est le seul different qu’est entre vous et nous.
- Vray est que vous avez la Court plus favorable,
- Mais aussi n’avez vous un renom si durable :
- Vous avez plus d’honneurs, et nous moins de souci.
- Si vous riez de nous, nous faisons la pareille :
- Mais cela qui se dit s’en vole par l’oreille,
- Et cela qui s’escrit ne se perd pas ainsi.
- CL
- Seigneur, je ne sçaurois regarder d’un bon œil
- Ces vieux singes de Court, qui ne sçavent rien faire
- Sinon en leur marcher les Princes contrefaire,
- Et se vestir, comme eux, d’un pompeux appareil.
- Si leur maistre se mocque, ils feront le pareil,
- S’il ment, ce ne sont eux qui diront du contraire :
- Plutost auront-ilz veu, à fin de luy complaire,
- La Lune en plein midy, à minuict le Soleil.
- Si quelqu’un devant eux reçoit un bon visage,
- Ils le vont caresser, bien qu’ils crevent de rage :
- S’il le reçoit mauvais, ils le monstrent au doy.
- Mais ce qui plus contre eux quelquefois me despite,
- C’est quand devant le Roy, d’un visage hypocrite,
- Ils se prennent à rire, et ne sçavent pourquoy.
- CLI
- Je ne te prie pas de lire mes escrits,
- Mais je te prie bien qu’ayant fait bonne chere,
- Et joué toute nuict aux dez, à la premiere,
- Et au jeu que Venus t’a sur tous mieux appris,
- Tu ne viennes ici desfascher tes esprits,
- Pour te mocquer des vers que je mets en lumiere,
- Et que de mes escrits la leçon coustumiere,
- Par faute d’entretien, ne te serve de ris.
- Je te priray encor, quiconques tu puisse' estre,
- Qui, brave de la langue, et foible de la dextre,
- De blesser mon renom te monstres toujours prest,
- Ne mesdire de moy : ou prendre patience,
- Si ce que ta bonté me preste en conscience,
- Tu te le vois par moy rendre à double interest.
- CLII
- Si mes escrits, Ronsard, sont semez de ton los,
- Et si le mien encor tu ne dedaignes dire,
- D’estre enclos en mes vers ton honneur ne desire,
- Et par là je ne cerche en tes vers estre enclos.
- Laissons donc, je te pri, laissons causer ces sots,
- Et ces petits gallands, qui ne sachant que dire,
- Disent, voyant Ronsard et Bellay s’entr’escrire,
- Que ce sont deux mulets qui se grattent le dos.
- Nos louanges, Ronsard, ne font tort à personne :
- Et quelle loy defend que l’un à l’autre en donne,
- Si les amis entre eux des presens se font bien ?
- On peut comme l’argent trafiquer la louange,
- Et les louanges sont comme lettres de change,
- Dont le change et le port, Ronsard, ne couste rien.
- CLIII
- On donne les degrez au sçavant escolier,
- On donne les estats à l’homme de justice,
- On donne au courtisan le riche benefice,
- Et au bon capitaine on donne le collier :
- On donne le butin au brave avanturier,
- On donne à l’officier les droits de son office,
- On donne au serviteur le gain de son service,
- Et au docte poëte on donne le laurier.
- Pourquoi donc fais-tu tant lamenter Calliope,
- Du peu de bien qu’on fait à sa gentille troppe ?
- Il faut, Jodelle, il faut autre labeur choisir,
- Que celuy de la Muse, à qui veut qu’on l’avance :
- Car quel loyer veux-tu avoir de ton plaisir,
- Puis que le plaisir mesme en est la recompense ?
- CLIV
- Si tu m’en crois, Baïf, tu changeras Parnasse
- Au palais de Paris, Helicon au parquet,
- Ton laurier en un sac, et ta lyre au caquet,
- De ceux qui pour serrer, la main n’ont jamais lasse.
- C’est à ce mestier là, que les biens on amasse,
- Non à celuy des vers : où moins y a d’acquet
- Qu’au mestier d’un boufon, ou celui d’un naquet.
- Fy du plaisir, Baïf, qui sans profit se passe.
- Laissons donq, je te pry, ces babillardes Sœurs,
- Ce causeur Apollon, et ces vaines douceurs,
- Qui pour tout leur tresor n’ont que des lauriers verds :
- Aux choses de profit, ou celles qui font rire,
- Les grands ont aujourd’huy les oreilles de cire,
- Mais ils les ont de fer pour escouter les vers.
- CLV
- Thiard, qui as changé en plus grave escriture
- Ton doux stile amoureux : Thiard, qui nous as fait
- D’un Petrarque un Platon, et si rien plus parfait
- Se trouve que Platon, en la mesme nature :
- Qui n’admire du ciel la belle architecture,
- Et de tout ce qu’on voit les causes et l’effect,
- Celuy vrayment doit estre un homme contrefait,
- Lequel n’a rien d’humain, que la seule figure.
- Contemplons donc, Thiard, ceste grand’ voute ronde,
- Puis que nous sommes faits à l’exemple du monde :
- Mais ne tenons les yeux si attachez en haut,
- Que pour ne les baisser quelquefois vers la terre,
- Nous soyons en danger, par le hurt d’une pierre,
- De nous blesser le pied, ou de prendre le saut.
- CLVI
- Par ses vers Teïens Belleau me fait aimer
- Et le vin, et l’amour : Baïf, ta challemie
- Me fait plus qu’une royne une rustique amie,
- Et plus qu’une grand' ville un village estimer.
- Le docte Pelletier fait mes flancs emplumer,
- Pour voler jusqu’au ciel avec son Uranie :
- Et par l’horrible effroy d’une estrange harmonie
- Ronsard de pied en cap hardi me fait armer.
- Mais je ne sçay comment ce Dœmon de Jodelle,
- Dœmon est-il vrayment, car d’une voix mortelle
- Ne sortent point ses vers tout soudain que je l’oy,
- M’aiguillonne, m’espoint, m’espouvante, m’affolle,
- Et comme Apollon fait de sa prestresse folle,
- À moy-mesme m’ostant, me ravit tout à soy.
- CLVII
- En ce pendant, Clagny, que de mil argumens
- Variant le dessein du royal edifice,
- Tu vas renouvelant d’un hardi frontispice
- La superbe grandeur des plus vieux monumens,
- Avec d’autres compas et d’autres instrumens,
- Fuyant l’ambition, l’envie, et l’avarice,
- Aux Muses je bastis, d’un nouvel artifice
- Un palais magnifique à quatre appartemens.
- Les Latines auront un ouvrage Dorique
- Propre à leur gravité, les Grecques un attique
- Pour leur naïfveté, les Françoises auront
- Pour leur grave douceur une œuvre Ionienne,
- D’ouvrage elabouré à la Corinthienne
- Sera le corps d’hostel, où les Thusques seront.
- CLVIII
- De ce Royal palais que bastiront mes doigts,
- Si la bonté du Roy me fournit de matiere,
- Pour rendre sa grandeur et beauté plus entière,
- Les ornemens seront de traicts et d’arcs turquois.
- Là d’ordre flanc à flanc se voyront tous nos Rois,
- Là se voira maint Faune, et Nymphe passagere :
- Sur le portail sera la Vierge forestiere,
- Avecques son croissant, son arc, et son carquois.
- L’appartement premier Homere aura pour marque,
- Virgile le second, le troisieme Petrarque,
- Du surnom de Ronsard le quatrieme on dira.
- Chacun aura sa forme et son architecture,
- Chacun ses ornemens, sa grace et sa peinture,
- Et en chacun, Clagny, ton beau nom se lira.
- CLIX
- De votre Dianet (de vostre nom j’appelle
- Vostre maison d’Anet) la belle architecture,
- Les marbres animez, la vivante peinture,
- Qui la font estimer des maisons la plus belle :
- Les beaux lambris dorez, la luysante chappelle,
- Les superbes dongeons, la riche couverture,
- Le jardin tapissé d’eternelle verdure,
- Et la vive fontaine à la source immortelle :
- Ces ouvrages, Madame, à qui bien les contemple,
- rapportant de l’antiqu’ le plus parfait exemple,
- Monstrent un artifice, et despense admirable.
- Mais ceste grand’ douceur jointe à ceste hautesse,
- Et cet Astre benin joint à ceste sagesse,
- Trop plus que tout cela vous font esmerveillable.
- CLX
- Entre tous les honneurs, dont en France est cogneu
- Ce renommé Bertran, des moindres n’est celuy
- Que luy donne la Muse, et qu’on dise de luy,
- Que par lui un Salel soit riche devenu.
- Toy donc, à qui la France a desja retenu
- L’un de ses plus beaux lieux, comme seul aujourd’huy
- Où les arts ont fondé leur principal appuy,
- Quand au lieu qui t’attend tu seras parvenu :
- Fay que de ta grandeur ton Magny se ressente,
- À fin que si Bertran de son Salel se vante,
- Tu te puisses aussi de ton Magny vanter.
- Tous deux sont Quercinois, tous deux bas d’estature :
- Et ne seroyent pas moins semblables d’escriture,
- Si Salel avait sceu plus doucement chanter.
- CLXI
- Prelat, à qui les cieux ce bon heur ont donné,
- D’estre agreable aux Rois : Prelat, dont la prudence
- Par les degrez d’honneur a mis en evidence
- Que pour le bien public Dieu t’avoit ordonné :
- Prelat, sur tous prelats sage et bien fortuné,
- Prelat, garde des loix, et des seaux de la France,
- Digne que sur ta foy repose l’asseurance
- D’un Roy le plus grand Roy qui fut onq' couronné :
- Devant que t’avoir veu j’honorois ta sagesse,
- Ton sçavoir, ta vertu, ta grandeur, ta largesse,
- Et si rien entre nous se doit plus honorer :
- Mais ayant esprouvé ta bonté nompareille,
- Qui souvent m’a presté si doucement l’oreille,
- Je souhaitte qu’un jour je te puisse adorer.
- CLXII
- Après s’estre basti sur les murs de Carthage
- Un sepulchre eternel, Scipion irrité
- De voir à sa vertu ingrate sa cité,
- Se bannit de soy-mesme en un petit village.
- Tu as fait, Olivier, mais d’un plus grand courage,
- Ce que fit Scipion en son adversité,
- Laissant, durant le cours de ta felicité,
- La Court, pour vivre à toy le reste de ton âge.
- Le bruit de Scipion maint corsaire attiroit
- Pour contempler celuy que chascun admiroit,
- Bien qu’il fust retiré en son petit Linterne.
- On te fait le semblable : admirant ta vertu
- D’avoir laissé la Court, et ce monstre testu,
- Ce peuple qui ressemble à la beste de Lerne.
- CLXIII
- Il ne faut point, Duthier, pour mettre en evidence
- Tant de belles vertus qui reluisent en toy,
- Que je te rende icy l’honneur que je te doy,
- Celebrant ton sçavoir, ton sens, et ta prudence.
- Le bruit de ta vertu est tel, que l’ignorance
- Ne le peut ignorer: et qui louë le Roy,
- Il faut qu’il louë encor' ta prudence, et ta foy :
- Car ta gloire est conjointe à la gloire de France.
- Je diray seulement que depuis nos ayeux
- La France n’a point veu un plus laborieux
- En sa charge que toy, et qu’autre ne se treuve
- Plus courtois, plus humain, ni qui ait plus de soin
- De secourir l’amy à son plus grand besoin.
- J’en parle seurement, car j’en ay fait l’espreuve.
- CLXIV
- Combien que ton Magny ait la plume si bonne,
- Si prendrois-je avec luy de tes vertus le soin,
- Sachant que Dieu, qui n’a de nos presens besoin,
- Demande les presens de plus d’une personne.
- Je dirois ton beau nom, qui de luy-mesme sonne
- Ton bruit parmi la France, en Itale, et plus loin :
- Et dirois que Henry est luy-mesme tesmoin
- Combien un Avanson avance sa couronne.
- Je dirois ta bonté, ta justice, et ta foy,
- Et mille autres vertus qui reluisent en toy,
- Dignes qu’un seul Ronsard les sacre à la Memoire :
- Mais sentant le souci qui me presse le dos,
- Indigne je me sens de toucher à ton los,
- Sachant que Dieu ne veut qu’on prophane sa gloire.
- CLXV
- Quand je voudray sonner de mon grand Avanson
- Les moins grandes vertus, sur ma corde plus basse
- Je diray sa faconde, et l’honneur de sa face,
- Et qu’il est des neuf Sœurs le plus cher nourrisson.
- Quand je voudray toucher avec un plus haut son
- Quelque plus grand’vertu, je chanteray sa grace,
- Sa bonté, sa grandeur, qui la justice embrasse,
- Mais là je ne mettray le but de ma chanson,
- Car quand plus hautement je sonneray sa gloire,
- Je diray que jamais les filles de Memoire
- Ne diront un plus sage, et vertueux que luy :
- Plus prompt à son devoir, plus fidele à son Prince,
- Ne qui mieux s’accommode au regne d’aujourd’huy,
- Pour servir son seigneur en estrange province.
- CLXVI
- Combien que ta vertu, Poulin, soit entendue
- Par tout où des François le bruit est entendu,
- Et combien que ton nom soit au large estendu
- Autant que la grand’mer est au large estendue :
- Si faut-il toutefois que Bellay s’esvertue,
- Aussi bien que la mer, de bruire ta vertu,
- Et qu’il sonne de toy avec l’œrain tortu,
- Ce que sonne Triton de sa trompe tortue.
- Je diray que tu es le Tiphys du Jason,
- Qui doit par ton moyen conquerir la toison,
- Je diray ta prudence, et ta vertu notoire :
- Je diray ton pouvoir qui sur la mer s’estend,
- Et que les Dieux marins te favorisent tant,
- Que les terrestres Dieux sont jaloux de ta gloire.
- CLXVII
- Sage de l’Hospital, qui seul de nostre France
- Rabaisses aujourd’huy l’orgueil Italien,
- Et qui nous monstres seul, d’un art Horacien,
- Comme il faut chastier le vice et l’ignorance :
- Si je voulais louer ton sçavoir, ta prudence,
- Ta vertu, ta bonté, et ce qu’est vrayment tien,
- À tes perfections je n’adjousterois rien,
- Et pauvre me rendroit la trop grand’abondance.
- Et qui pourroit, bons Dieux, faire plus digne foy
- Des rares qualitez qui reluisent en toy,
- Que ceste autre Pallas, ornement de nostre âge ?
- Ainsi jusqu’aujourd’huy, ainsi encor' voit-on
- Estre tant renommé le maistre de Platon,
- Pour ce qu’il eut d’un dieu la voix pour tesmoignage.
- CLXVIII
- Nature à vostre naistre heureusement feconde,
- Prodigue, vous donna tout son plus et son mieux,
- Soit ceste grand' douceur qui luit dedans vos yeux,
- Soit ceste majesté disertement faconde.
- Vostre rare vertu, qui n’a point de seconde,
- Et vostre esprit ailé, qui voisine les cieux,
- Vous ont donné le lieu le plus prochain des Dieux,
- Et la plus grand’ faveur du plus grand Roy du monde.
- Bref, vous avez tout seul tout ce qu’on peut avoir
- De richesse, d’honneur, de grace, et de sçavoir :
- Que voulez-vous donc plus esperer d’avantage ?
- Le libre jugement de la posterité,
- Qui, encor' qu’ell' assigne au ciel vostre partage,
- Ne vous donnera pas ce qu’avez merité.
- CLXIX
- La fortune, Prelat, nous voulant faire voir
- Ce qu’elle peut sur nous, a choisi de notre âge
- Celuy qui de vertu, d’esprit, et de courage
- S’estoit le mieux armé encontre son pouvoir.
- Mais la vertu qui n’est apprise à s’esmouvoir,
- Non plus que le rocher se meut contre l’orage,
- Dontera la fortune, et contre son outrage
- De tout ce qui luy faut, se sçaura bien pourvoir.
- Comme ceste vertu immuable demeure,
- Ainsi le cours du ciel se change d’heure en heure.
- Aidez-vous donq, Seigneur, de vous mesme au besoin,
- Et joyeux attendez la saison plus prospere,
- Qui vous doit ramener vostre oncle et vostre frere :
- Car et d’eux et de vous le ciel a pris le soin.
- CLXX
- Ce n’est pas sans propos qu’en vous le ciel a mis
- Tant de beautez d’esprit et de beautez de face,
- Tant de royal honneur, et de royale grace,
- Et que plus que cela vous est encor' promis.
- Ce n’est pas sans propos que les Destins amis,
- Pour rabaisser l’orgueil de l’Espagnole audace,
- Soit par droit d’alliance, ou soit par droit de race,
- Vous ont par leurs arrests trois grands peuples soumis.
- Ilzz veulent que par vous la France, et l’Angleterre
- Changent en longue paix l’hereditaire guerre,
- Qui a de pere en fils si longuement duré :
- Ils veulent que par vous la belle vierge Astree
- En ce Siecle de fer reface encor' entree,
- Et qu’on revoye encor' le beau Siecle doré.
- CLXXI
- Muse, qui autrefois chantas la verde Olive,
- Empenne tes deux flancs d’une plume nouvelle,
- Et te guidant au ciel avecques plus haute aile,
- Vole où est d’Apollon la belle plante vive.
- Laisse, mon cher souci, la paternelle rive,
- Et portant desormais une charge plus belle,
- Adore ce haut nom, dont la gloire immortelle
- De nostre pole arctiqu' à l’autre pole arrive.
- Louë l’esprit divin, le courage indontable,
- La courtoise douceur, la bonté charitable,
- Qui soustient la grandeur, et la gloire de France.
- Et di, ceste princesse et si grande et si bonne,
- Porte dessus son chef de France la couronne :
- Mais di cela si haut, qu’on l’entende à Florence.
- CLXXII
- Digne fils de Henry, nostre Hercule Gaulois,
- Nostre second espoir, qui portes sus ta face,
- Retraicte au naturel, la maternelle grace,
- Et gravee en ton cœur la vertu de Vallois :
- Cependant que le ciel, qui jà dessous tes loix
- Trois peuples a soumis, armera ton audace
- D’une plus grand' vigueur, suy ton pere à la trace,
- Et apprens à donter l’Espagnol, et l’Anglois.
- Voicy de la vertu la penible montee,
- Qui par le seul travail veut estre surmontee :
- Voilà de l’autre part le grand chemin battu,
- Où au sejour du vice on monte sans eschelle.
- Deçà, Seigneur, deçà, où la vertu t’appelle,
- Hercule se fit Dieu par la seule vertu.
- CLXXIII
- La Grecque poesie orgueilleuse se vante
- Du los qu’à son Homere Alexandre donna,
- Et les vers que Cesar de Virgile sonna,
- La Latine aujourd’hui les chante et les rechante.
- La Françoise qui n’est tant que ces deux sçavante,
- Comme qui son Homere et son Virgile n’a,
- Maintient que le Laurier qui François couronna,
- Baste seul pour la rendre à tout jamais vivante.
- Mais les vers qui l’ont mise encor' en plus haut pris,
- Sont les vostres, Madame, et ces divins escrits
- Que mourant nous laissa la Roine vostre mere.
- Ô poesie heureuse, et bien digne des Rois,
- De te pouvoir vanter des escripts Navarrois,
- Qui t’honorent trop plus qu’un Virgile ou Homere !
- CLXXIV
- Dans l’enfer de son corps mon esprit attaché
- (Et cet enfer, Madame, a esté mon absence)
- Quatre ans et d’avantage a fait la p’nitence
- De tous les vieux forfaits dont il fut entaché.
- Ores, graces aux Dieux, or’ il est relaché
- De ce penible enfer, et par vostre presence
- Reduit au premier poinct de sa divine essence,
- A dechargé son dos du fardeau de peché.
- Ores sous la faveur de vos graces prisees,
- Il jouit du repos des beaux champs Elysées,
- Et si n’a volonté d’en sortir jamais hors.
- Donques, de l’eau d’oubli ne l’abreuvez, Madame,
- De peur qu’en la beuvant nouveau desir l’enflamme
- De retourner encor dans l’enfer de son corps.
- CLXXV
- Non pource qu’un grand Roy ait esté vostre pere,
- Non pour vostre degré, et royale hauteur,
- Chacun de vostre nom veut estre le chanteur,
- Ni pource qu’un grand Roy soit ores vostre frere.
- La nature, qui est de tous commune mere,
- Vous fit naistre, Madame, avecques ce grand heur,
- Et ce qui accompagne une telle grandeur,
- Ce sont souvent des dons de fortune prospere.
- Ce qui vous fait ainsi admirer d’un chascun,
- C’est ce qui est tout vostre, et qu’avec vous commun
- N’ont tous ceux-là qui ont couronnes sur leurs testes :
- Ceste grace, et douceur, et ce je ne sçay quoy,
- Que quand vous ne seriez fille, ni sœur de Roy,
- Si vous jugeroit-on estre ce que vous estes.
- CLXXVI
- Esprit royal, qui prens de lumiere eternelle
- Ta seule nourriture, et ton accroissement,
- Et qui de tes beaux rais en nostre entendement
- Produis ce haut desir, qui au ciel nous r'appelle,
- N’apperçois-tu combien par ta vive estincelle
- La vertu luit en moy ? n’as-tu point sentiment
- Par l’œil, l’ouïr, l’odeur, le goust, l’attouchement,
- Que sans toy ne reluit chose aucune mortelle ?
- Au seul object divin de ton image pure
- Se meut tout mon penser, qui par la souvenance
- De ta haute bonté tellement se r'asseure,
- Que l’ame et le vouloir ont pris mesme asseurance
- (Chassant tout appetit et toute vile cure)
- De retourner au lieu de leur premiere essence.
- CLXXVII
- Si la vertu, qui est de nature immortelle,
- Comme immortelles sont les semences des cieux,
- Ainsi qu’à nos esprits, se monstroit à nos yeux,
- Et nos sens hebetez estoient capables d’elle,
- Non ceux-là seulement qui l’imaginent telle,
- Et ceulx ausquels le vice est un monstre odieux,
- Mais on verroit encor les mesmes vicieux
- Épris de sa beauté, des beautez la plus belle.
- Si tant aimable donc seroit ceste vertu
- À qui la pourroit voir, Vineux, t’esbahis-tu
- Si j’ay de ma Princesse au cœur l’image empreinte ?
- Si sa vertu j’adore, et si d’affection
- Je parle si souvent de sa perfection,
- Veu que la vertu mesme en son visage est peinte ?
- CLXXVIII
- Quand d’une douce ardeur doucement agité
- J’userois quelque fois en louant ma Princesse
- Des termes d’adorer, de celeste ou Deesse,
- Et ces tiltres qu’on donne à la Divinité,
- Je ne craindrois, Melin, que la posterité
- Appellast pour cela ma Muse flateresse :
- Mais en louant ainsi sa royale hautesse,
- Je craindrois d’offenser sa grande humilité.
- L’antique vanité avecques tels honneurs
- Souloit idolâtrer les Princes et Seigneurs :
- Mais le Chrestien qui met ces termes en usage,
- Il n’est pas pour cela idolâtre ou flateur :
- Car en donnant de tout la gloire au Createur,
- Il loue l’ouvrier mesme, en louant son ouvrage.
- CLXXIX
- Voyant l’ambition, l’envie, et l’avarice,
- La rancune, l’orgueil, le desir aveuglé,
- Dont cet âge de fer de vices tout rouglé
- A violé l’honneur de l’antique justice :
- Voyant d’une autre part la fraude, la malice,
- Le procez immortel, le droit mal conseillé :
- Et voyant au milieu du vice dereiglé
- Ceste royale fleur, qui ne tient rien du vice :
- Il me semble, Dorat, voir au ciel revolez
- Des antiques vertuz les escadrons ailez,
- N’ayans rien delaissé de leur saison doree
- Pour reduire le monde à son premier printemps,
- Fors ceste Marguerite, honneur de nostre temps,
- Qui, comme l’esperance, est seule demeuree.
- CLXXX
- De quelque autre suject, que j’escrive, Jodelle,
- Je sens mon cœur transi d’une morne froideur,
- Et ne sens plus en moy ceste divine ardeur,
- Qui t’enflamme l’esprit de sa vive estincelle.
- Seulement quand je veux toucher le los de celle
- Qui est de nostre siecle et la perle, et la fleur,
- Je sens revivre en moy ceste antique chaleur,
- Et mon esprit lassé prendre force nouvelle.
- Bref, je suis tout changé, et si ne sçay comment,
- Comme on voit se changer la vierge en un moment,
- À l’approcher du Dieu qui telle la fait estre.
- D’où vient cela, Jodelle ? il vient, comme je croy,
- Du suject, qui produit naïvement en moy
- Ce que par art contraint les autres y font naistre.
- CLXXXI
- Ronsard, j’ay veu l’orgueil des Colosses antiques,
- Les theâtres en rond ouvers de tous costez,
- Les colomnes, les arcs, les hauts temples voutez,
- Et les sommets pointus des carrez obelisques.
- J’ay veu des Empereurs les grands thermes publiques,
- J’ay veu leurs monuments que le temps a dontez,
- J’ay veu leurs beaux palais que l’herbe a surmontez,
- Et des vieux murs Romains les poudreuses reliques.
- Bref, j’ay veu tout cela que Rome a de nouveau,
- De rare, d’excellent, de superbe, et de beau :
- Mais je n’y ay point veu encores si grand'chose
- Que ceste Marguerite, où semble que les cieux,
- Pour effacer l’honneur de tous les siecles vieux,
- De leurs plus beaux presens ont l’excellence enclose.
- CLXXXII
- Je ne suis pas de ceux qui robent la loüange,
- Fraudant indignement les hommes de valeur,
- Ou qui, changeant le noir à la blanche couleur
- Sçavent, comme l’on dit, faire d’un diable un ange.
- Je ne fay point valoir, comme un tresor estrange,
- Ce que vantent si haut nos marcadans d’honneur,
- Et si ne cherche point que quelque grand seigneur
- Me baille pour des vers des biens en contr’ eschange.
- Ce que je quiers, Gournay, de ceste sœur de Roy,
- Que j’honore, revere, admire comme toy,
- C’est que de la louer sa bonté me dispense,
- Puis qu’elle est de mes vers le plus louable object :
- Car en loüant, Gournay, si louable subject,
- Le los que je m’acquiers, m’est trop grand’ recompense.
- CLXXXIII
- Morel, quand quelquefois je perds le temps à lire
- Ce que font aujourd’huy nos trafiqueurs d’honneurs,
- Je ri de voir ainsi desguiser ces Seigneurs,
- Desquels (comme lon dit) ils font comme de cire.
- Et qui pourroit, bons dieux ! se contenir de rire
- Voyant un corbeau peint de diverses couleurs,
- Un pourceau couronné de roses et de fleurs,
- Ou le portrait d’un asne accordant une lire ?
- La louange, à qui n’a rien de loüable en soy,
- Ne sert que de le faire à tous monstrer au doy,
- Mais elle est le loyer de cil qui la merite.
- C’est ce qui fait, Morel, que si mal volontiers
- Je di ceux, dont le nom fait rougir les papiers,
- Et que j’ay si frequent celuy de Marguerite.
- CLXXXIV
- Celuy qui de plus près attaint la Deité,
- Et qui au ciel, Bouju, vole de plus haute aile,
- C’est celuy qui suivant la vertu immortelle,
- Se sent moins du fardeau de nostre humanité.
- Celui qui n’a des Dieux si grand felicité,
- L’admire toutefois comme une chose belle,
- Honore ceux qui l’ont, se monstre amoureux d’elle,
- Il a le second rang, ce semble, merité.
- Comme au premier je tends d’aile trop foible et basse,
- Ainsi je pense avoir au second quelque place :
- Et comment puis-je mieux le second meriter
- Qu’en louant ceste fleur, dont le vol admirable,
- Pour gaigner du premier le lieu plus honorable
- Ne laisse rien ici qui la puisse imiter ?
- CLXXXV
- Quand ceste belle fleur premierement je vi,
- Qui nostre âge de fer de ses vertus redore,
- Bien que sa grand’valeur je ne cognoisse encore,
- Si fus-je en la voyant de merveille ravi.
- Depuis ayant le cours de fortune suivi
- Où le Tybre tortu de jaune se colore
- Et voyant ces grands dieux que l’ignorance adore,
- Ignorans, vicieux, et meschans à l’envi :
- Alors, Forget, alors ceste erreur ancienne,
- Qui n’avoit bien cogneu ta Princesse et la mienne,
- La venant à revoir, se dessilla les yeux :
- Alors je m’apperceu qu’ignorant son merite
- J’avois, sans la cognoistre, admiré Marguerite,
- Comme, sans les cognoistre, on admire les cieux.
- CLXXXVI
- La jeunesse, Du-Val, jadis me fit escrire
- De cest aveugle archer, qui nous aveugle ainsi,
- Puis fasché de l’Amour, et de sa mere aussi,
- Les louanges des Rois j’accorday sur ma lire.
- Ores je ne veux plus tels argumens eslire,
- Ains je veux comme toy point d’un plus haut souci,
- Chanter de ce grand Roy, dont le grave sourci
- Fait trembler le celeste et l’infernal Empire.
- Je veux chanter de Dieu, mais pour bien le chanter,
- Il faut d’un avant-jeu ses louanges tenter,
- Loüant, non la beauté de ceste masse ronde,
- Mais ceste fleur, qui tient encor' un plus beau lieu :
- Car comme elle est, Du-val, moins parfaite que Dieu,
- Aussi l’est-elle plus que le reste du monde.
- CLXXXVII
- Bucanan, qui d’un vers aux plus vieux comparable
- Le surnom de Sauvage ostes à l’Escossois,
- Si j’avois Apollon facile en mon François,
- Comme en ton Grec tu l’as, et Latin favorable,
- Je ne ferois monter, spectacle miserable,
- Dessus un echafaut les miseres des Rois :
- Mais je rendrois par tout d’une plus douce voix
- Le nom de Marguerite aux peuples admirable :
- Je dirois ses vertus et dirois que les cieux,
- L’ayant fait naistre ici d’un temps si vicieux
- Pour estre l’ornement, et la fleur de son âge,
- N’ont moins en cest endroit demonstré leur sçavoir,
- Leur pouvoir, leur vertu, que les Muses d’avoir
- Fait naistre un Bucanan de l’Ecosse sauvage.
- CLXXXVIII
- Paschal, je ne veux point Jupiter assommer,
- Ni, comme fit Vulcan, luy rompre la cervelle,
- Pour en tirer dehors une Pallas nouvelle,
- Puis qu’on veut de ce nom ma Princesse nommer.
- D’un effroyable armet je ne la veux armer,
- Ny de ce que du nom d’une chevre on appelle,
- Et moins pour avoir veu sa Gorgonne cruelle,
- Veux-je en nouveaux cailloux les hommes transformer.
- Je ne veux desguiser ma simple poësie
- Sous le masque emprunté d’une fable moisie,
- Ni souiller un beau nom de monstres tant hideux :
- Mais suivant, comme toy, la veritable histoire,
- D’un vers non fabuleux je veux chanter sa gloire
- À nous, à nos enfans, et ceux qui naistront d’eux.
- CLXXXIX
- Cependant, Pelletier, que dessus ton Euclide
- Tu monstres ce qu’en vain ont tant cherché les vieux,
- Et qu’en despit du vice, et du siecle envieux
- Tu te guindes au ciel comme un second Alcide :
- L’amour de la vertu, ma seule et seure guide,
- Comme un cygne nouveau me conduit vers les cieux,
- Et en despit d’envie, et du temps vicieux,
- Je remplis d’un beau nom ce grand espace vuide.
- Je voulois, comme toy, les vers abandonner,
- Pour à plus haut labeur plus sage m’addonner :
- Mais puis que la vertu à la louer m’appelle,
- Je veux de la vertu les honneurs raconter :
- Avecques la vertu je veux au ciel monter.
- Pourrois-je au ciel monter avecques plus haute aile ?
- CXC
- Dessous ce grand François, dont le bel astre luit
- Au plus beau lieu du ciel, la France fut enceinte
- Des lettres et des arts, et d’une troppe sainte
- Que depuis sous Henry feconde elle a produit :
- Mais elle n’eut plus tost fait monstre d’un tel fruit,
- Et plutôt ce beau part n’eut la lumière attainte,
- Que je ne sçay comment sa clairté fut estainte,
- Et vid en mesme temps et son jour et sa nuict.
- Helicon est tary, Parnasse est une plaine,
- Les lauriers sont seichez, et France autrefois pleine
- De l’esprit d’Apollon ne l’est plus que de Mars.
- Phœbus s’en fuit de nous, et l’antique ignorance
- Sous la faveur de Mars retourne encore en France,
- Si Pallas ne deffend les lettres et les arts.
- CXCI
- Sire, celuy qui est, a formé toute essence
- De ce qui n’estoit rien. C’est l’œuvre du Seigneur :
- Aussi tout honneur doit fleschir à son honneur,
- Et tout autre pouvoir ceder à sa puissance.
- On voit beaucoup de Rois, qui sont grands d’apparence :
- Mais nul, tant il soit grand, n’aura jamais tant d’heur
- De pouvoir à la vostre egaler sa grandeur :
- Car rien n’est apres Dieu si grand qu’un Roy de France.
- Puis donc que Dieu peut tout, et ne se trouve lieu
- Lequel ne soit enclos sous le pouvoir de Dieu,
- Vous, de qui la grandeur de Dieu seul est enclose,
- Élargissez encor sur moy vostre pouvoir,
- Sur moy, qui ne suis rien : à fin de faire voir
- Que de rien un grand Roy peut faire quelque chose.
- Sonnet d’un Quidam.
- Contre un des precedens, qui se commence.
- « Je les ay veus, Bizet », sonnet CXXXVI.
- Que songeois-tu, Bellay, lors que parmi tes rymes
- Après s’estre moqué des Papes, et des Rois,
- Tu as eu contre nous ozé dresser ta voix,
- En nous chargeant, menteur, impudemment de crimes ?
- Pour avoir servi Christ couppables nous estimes,
- Autre blasme sur nous mettre tu ne pourrois
- Qu’en mentant faussement : cesse si tu m’en crois,
- Jette au feu tes Sonnets, tes plumes et tes limes.
- Car c’est au Dieu vivant, à qui tu fais la guerre.
- Et quoy ? penses-tu bien par là bon bruit acquerre ?
- Mais Rome t’a appris ainsi à louër Dieu.
- Idolatre y allas, et si gardois encore
- Ce principe qu’il faut que l’homme un Dieu adore,
- Mais ceste raison-là vers toy n’a plus de lieu.
- RESPONSE DE L’AUTEUR
- Audict sonnet.
- Mais où as-tu trouvé, quelle temerité !
- Qu’il faille ainsi juger d’une autre conscience !
- En quelle escole as-tu appris cette science,
- Qui n’appartient sans plus qu’à la Divinité ?
- Si j’ay, sans la nommer, touché quelque cité,
- Dont la façon de vivre, et police m’offence,
- Et tu voulois, Chrestien, en prendre la defence,
- Me devois-tu pourtant noter d’impiété ?
- Il semble à escouter vos superbes louanges,
- Que vous soyez parfaits, que vous soyez plus qu’anges :
- Le Pharisee ainsi se vantoit devant Dieu.
- Que sçais-tu quel j’estois devant qu’aller à Rome ?
- Quel je suis retourné ? quel j’ay vescu et comme ?
- Ami, le vray Chrestien est chrestien en tout lieu.
- Autre
- Si Dieu est de vous seuls, comme il veut, adoré,
- Si seuls enfans de Dieu, si seuls Chrestiens vous estes,
- Si tous les autres sont sots, ignorans et bestes,
- Si de tous, fors de vous, le vray est ignoré,
- Je m’en rapporte à Dieu, qui veut estre honoré
- Comme il a ordonné, non pas selon nos testes,
- Qui le sert bien ou mal, je n’en fais point d’enquestes,
- Un chacun de soy-mesme est tesmoin asseuré.
- Mais quand à vos façons, je ne craindray de dire
- Qu’il y a plus sur vous, que sur nous à redire,
- Et que je ne vis onq’ moins plaisante cité.
- Ce qu’à vous je n’impute, ains à vostre police,
- Ou plutost à ceux-là, dont la courte malice
- Abuse, comme on voit, vostre simplicité.
- Autre
- Si je me suis moqué, ce que je ne voudrois,
- De ceux que par tes vers toy-mesme tu deprimes
- J’ay fait beaucoup pour vous, et plus que tu n’estimes
- De vous loger parmi les princes et les Rois.
- Mais si à mes escrits respondre tu voulois,
- Et respondre à propos sans parler de mes limes,
- Il ne te falloit tant arrester sur mes rimes,
- Il te falloit defendre et vos mœurs et vos loix.
- Il te falloit descrire une forme de ville.
- N’usant comme j’ay dit, de liberté servile,
- Sans mesdire de Rome ainsi hors de saison.
- Mais imitant des tiens la façon ordinaire,
- Voyant que tu n’avois de quoy me satisfaire.
- Tu m’as payé d’injure, et non pas de raison.
- Autre
- Puis que ce qu’en commun des vices j’ay escrit
- Tu veux prendre pour toy, touche-là, je l’advouë :
- Et si ce n’est assez, je te promets et vouë
- De faire encor’ pour toy renaistre Democrit.
- Et qui ne se riroit d’un si subtil esprit,
- Qui en blamant autruy, si sottement se louë ?
- Et veut que par les vers dont ma Muse se joue
- En me moquant de luy, je me mocque de Christ ?
- Si vos opinions sont bien ou mal fondées,
- Je m’en rapporte à ceux qui les ont mieux sondees,
- Baste que je me sens meilleur Chrestien que toy.
- Quant à ce que j’ay dit de vos façons de vivre,
- Je ne veux pour cela faire brusler mon livre,
- Car vos mœurs ne sont pas articles de la foy.
- Autre
- Je n’ay pas entrepris, pour défendre l’Eglise
- Que vous nommez contraire à l’Eglise de Christ,
- De vous dresser ici un combat par escrit :
- J’en laisse faire à ceux qui la charge en ont prise.
- Mais si la charité est ce que plus Dieu prise,
- Et l’arbre par le fruict se cognoit, comme on dit,
- Celuy qui comme moy, à vos mœurs contredit,
- Contre le Dieu vivant n’a la guerre entreprise.
- Or si vous usiez là de quelque charité,
- Celuy qui rien n’y porte en sçait la verité.
- Quant à vos autres mœurs, loix et façons de faire,
- Tu me nommes à tort imprudent et menteur,
- De ce que j’en ay dict je ne suis inventeur,
- Car c’est de vos prescheurs la complainte ordinaire.
- Fin des « Regrets ».
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