Culture annuelle de la vigne rouge
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Lorsqu'il y a vingt ans, j'introduisis dans notre
vignoble les cépages à vins rouges, je voulus tout
d'abord leur faire apporter tous les soins dont ils
étaient susceptibles, et imiter autant que possible la
culture modèle pratiquée dans le Médoc.
Pour cela, il fallait modifier toutes les habitudes de nos vignerons et commencer par payer plus cher les nouvelles façons.
La plupart de ces cultivateurs refusèrent de s'y plier, je fus dans la nécessité d'en changer à plusieurs reprises ; mais avec de la persévérance, je parvins à faire exécuter les façons suivantes :
Raisage, en novembre ; la taille, en janvier et février ; le chevalage puis le déchaussage, en mars ; le rabattage, en mai, puis l'ébourgeonnage ; un deuxième déchaussage, en juin ou juillet, et un nouveau rabattage, en août.
Comme je ne permettais plus à mes vignerons d'emporter les bourgeons que je faisais laisser sur le sol, pas plus que d'enlever les herbes parasites, je les dédommageais en argent, et je fus dans la nécessité de faire exécuter en plus un ou deux sarclages ou ratissages pour nettoyer ces vignes.
Cet état de choses dura une dizaine d'années, mes vignes passaient pour être les mieux tenues du pays, leurs façons me coûtaient naturellement plus cher que celles de mes voisins ; mais les produits en étaient aussi supérieurs, et je me croyais bien assuré que ces habitudes prises, il n'y aurait plus à y revenir.
Cependant au moment où je ne m'en préoccupais plus, mes vignerons me déclarèrent que malgré les sacrifices pécuniaires que je m'imposais, les façons d'été leur étaient trop onéreuses pour les continuer ; qu'ils ne pouvaient plus trouver le temps de faire en saisons convenables les cultures des terres de leurs closeries et leurs récoltes ; et qu'en outre ils avaient été obligés de renoncer aux métives, qui leur procuraient une forte partie de leur provision en grains.
La main-d'œuvre devenant de plus en plus recherchée, par suite de la diminution de la population rurale, je me lassai de lutter contre des obstacles que j'avais regardés comme complétement surmontés, et je revins aux façons ordinaires que je fais donner dans les conditions les plus convenables possibles.
A ce propos, il peut être utile de connaître quelles étaient les conditions de culture de nos vignobles au commencement du dix-huitième siècle, d'après un bail consenti le 23 juillet 1737, par le prieur de Saint-Romain de Savennières, dépendant de l'abbaye de Saint-Serges, de la congrégation de Saint-Maur :
« Le fermier est tenu de faire et façonner les vignes dépendantes du prieuré, chacun an de toutes leurs façons ordinaires ; savoir : déchausser, tailler et bécher, et bien faire les raises, rigoles ; d'y faire tous les provins qui se trouveront bons à faire ; les graisser de bon manis et terrier ; le tout en temps et saison convenables, sans pouvoir tirer la vigne à long bois. »
Le sol, consacré chez nous à la vigne (1), est presque partout tellement accidenté, que jusqu'à ce moment personne n'a encore pu songer à y introduire la culture à la charrue, l'un des plus grands perfectionnements que doivent rechercher les vignobles où la propriété est moins disséminée que dans notre contrée.
La première façon à donner à la vigne est le raisage, qui se pratique ordinairement en novembre et a pour but non-seulement de nettoyer les raises pour faciliter l'écoulement des eaux pluviales, mais encore d'empêcher l'entraînement des terres qui y sont tombées lors des béchages.
- PROVIGNAGE ET PLANTATION EN REMPLACEMENT.
Dès le mois de décembre, on commence à préparer les fosses à provins pour remplacer les ceps manquants ; on leur donne de 25 à 50 centimètres de
- (1) Rive droite de la Loire.
large sur 1 mètre de long. Lorsque le temps le permet, on couche le cep, destiné à remplir le vide, après en avoir enlevé les racines inutiles. Les fosses ne sont pas totalement remplies immédiatement et la terre qui reste est étendue à l'écart, pour empêcher les racines de pousser du collet, et conserver de l'humidité aux provins.
Lorsque plusieurs ceps manquent à la suite les uns des autres, il est souvent plus avantageux de les remplacer par des plants racinés ou chevelus ; dans ce cas, il faut creuser largement chaque fosse, et pour hâter le développement des jeunes plants, leur donner une forte fumure, car, sans cette précaution, les vieilles souches, qui les dominent dans les rangs, entraveraient, pendant plusieurs années, leur croissance et paralyseraient ainsi leur production.
Il est prudent de faire remplacer, indépendamment des souches mortes, celles épuisées dont les produits sont devenus insignifiants, afin de conserver son vignoble en état constant de production.
- TERRAGE.
C'est dans ce même mois (décembre), que se font le remontage des terres entraînées par les pluies et le transport des terres vierges et des sables gras, propres à amender le sol et à l'entretenir dans un bon état de fertilité.
- LA TAILLE.
Cette opération qui se pratique en janvier et février, exerce une grande influence sur la production de la vigne. Elle exige autant d'attention que d'habileté de la part du vigneron.
Elle doit se régler sur le mode de culture usité, sur l'espèce du cépage, qui demande à être plus ou moins chargé, ainsi que sur la vigueur plus ou moins grande du sujet.
Les cépages vigoureux, tels que les carmenet, demandent une taille différente de celle des plants plus délicats et féconds, comme les malain, liverdun et varanne.
Pour les premiers, on laisse des verges, qu'il faut courber de bonne heure, afin que la sève ne se porte pas aux boutons supérieurs, que l'équilibre se maintienne dans toute la longueur et que les raisins y atteignent la même maturité.
Pour les plants féconds, il faut tailler plus court et ne pas laisser de verges, parce que, s'ils sont trop chargés, ils mûrissent mal.
Les modifications que doivent éprouver ces règles dans la pratique, exigent, pour être bien comprises, un vigneron expérimenté et soucieux de son travail. Aussi la production d'une vigne dépend absolument du discernement et du bon vouloir de l'ouvrier chargé de la cultiver et surtout de la tailler.
Les sarments, qui proviennent de la taille, doivent appartenir au vigneron, ainsi que les souches qui périssent chaque année. Ces bois forment presque leur unique combustible.
Cette façon, encore peu suivie et qu'on ne peut trop recommander, se fait en mars avant le déchaussage.
Le chevalage consiste dans le béchage entre les rangs, sur une largeur de 50 centimètres et à la profondeur de la chappe de la bicorne qu'on y emploie.
Venant immédiatement à la suite du chevalage, le déchaussage est l'une des cultures les plus importantes de la vigne. Comme elle commence en mars, elle contribue à mettre les racines plus en contact avec l'atmosphère, et à faire profiter le sol de la chaleur de la température. Pratiquée, comme pour la vigne blanche, elle ne change rien aux habitudes de nos vignerons.
- FUMURE D'ÉTÉ.
Pour les plants fins, je n'emploie d'autres amendements que la terre et le sable; mais pour les cépages à vins ordinaires et qui épuisent le sol en raison de l'abondance de leur production, il a fallu songer à l'engrais proprement dit. Le fumier étant assez rare chez nous, et demandant à n'être pas employé sans préparation, j'ai eu recours à un engrais spécial, fabriqué pour les vignes par M. Derrien, de Nantes, dont nous avions été à lieu d'apprécier la loyauté.
L'état dans lequel se trouvent les vignes après le déchaussage permet d'employer cet engrais presque sans frais, en le faisant répandre dans les rangs et le mélangeant avec le sol, au moyen d'un léger binage, sur lequel le rabattage se fait après.
En mai 1857, je reçus de M. Derrien 1,000 kilog. de son engrais spécial. Je le fis répandre, au moyen d'une petite mesure de ferblanc, dans les rangs d'un hectare et un tiers de vignes liverdun et malain. Il fut réparti suivant l'indication du fabricant, dans la proportion de 750 kilog. par hectare.
Quarante rangs de vignes avaient été laissés dans deux planches, sans y mettre d'engrais, afin de pouvoir apprécier son résultat.
Les étés de 1857 et 1858, ayant été très-secs, l'engrais ne fut probablement pas assimilé, car on n'en remarqua aucune effet ; mais en 1859, dès le printemps, on trouva, en déchaussant, une augmentation de sève dans les racines, et pendant la végétation et jusqu'à la récolte, les vignes ainsi fumées présentèrent un aspect de végétation plus riche que les rangs qui ne l'avaient pas été.
On constata que cet engrais pulvérulent, dont l'enfouissement était peu coûteux lors du rabattage, présentait, en outre, l'avantage de ne pas exciter la pousse des plantes parasites comme le fumier d'étable. Seulement la dose employée m'ayant paru trop faible pour un résultat durable, j'ai commencé l'été dernier à l'employer à raison de 1,000 kilog. par hectare, le prix de revient étant peu élevé. Il coûte en fabrique 20 fr. 50 c. les cent kilog. J'ai obtenu des résultats immédiats et apparents pour tout le monde.
Ce travail qui exige le plus grand soin, et qui le plus souvent est fait sans attention, exerce, comme la taille, une grande influence sur la production.
On ébourgeonne, en mai, immédiatement avant le rabattage.
Cette façon doit être donnée, avant la floraison, vers la fin de mai et commencement de juin, elle complète le labour, commencé par le chevalage et le déchaussage.
Le rabattage sert ainsi de couverture à l'engrais pulvérulent qui a été répandu dans les rangs.
- ÉCHALASSAGE.
Mes échalas étant en pierres d'ardoises, je n'ai chaque année à m'occuper que du remplacement des pieux cassés ; mais ceux en bois qui sont enlevés en automne, doivent être repiqués avant le rabattage.
- ACCOLAGE.
Le relevage et un premier accolage des bourgeons se fait avant la floraison, au commencement de juin.
Un second attachage doit terminer cette partie du travail immédiatement après la floraison, et il ne reste plus qu'à relever de temps à autre les sarments, qui, par un excés de vigueur, ont atteint de trop grandes proportions ou ceux détachés par les vents.
Les écorces des osiers, qui proviennent de chez les vanniers, donnent des liens solides et peu coûteux pour lier les vignes; aussi après différents essais, c'est à leur emploi que je me suis arrêté de préférence.
- SARCLAGES.
Le sol n'exige plus jusqu'à la récolte, ou plutôt on ne lui donne d'autres soins que des sarclages que les plantes parasites envahissent les vignes. Des ratissages vaudraient mieux, parce qu'ici les intérêts du vigneron sont en opposition avec ceux du propriétaire ; mais c'est un usage qu'il ne m'a pas été possible de détruire, les herbes qui en proviennent étant indispensables à la nourriture de la vache que possède chaque vigneron. Aussi, s'arrange-t-il presque toujours en remuant la terre, de manière à ce que les touffes d'herbes ne soient que déplacées ou retournées sans être détruites.
Les carmenet, qui achèvent leur végétation sans avoir besoin d'être soutenus par des échalas et resserrés par des liens, ne demandent chez moi ni épamprement ni effeuillaison, chacune de leurs branches étant assez écartées pour que la température pénètre sans obstacles jusqu'à leurs fruits.
Il n'en est pas de même des liverdun, mâlain et autres espèces échalassées, dont les sarments et les feuillages sont resserrés le long des échalas ; qu'il est prudent d'épamprer, chaque année, que la température est peu élevée. Celle nécessité m'est arrivée une année sur trois, notamment en 1860, où j'ai été assez bien inspiré pour faire épamprer ces plantes en dépit des règles de la prudence, sitôt que le verjus a été formé ; parce qu'on publiait alors que les verjus pourrissaient dans les vignobles du Midi. Cette précaution m'a valu une maturité presque inespérée.
L'épamprement doit avoir pour seul but d'aérer les raisins ; aussi laisse-t-on toutes les feuilles qui n'y portent pas obstacle ; et encore pour prévenir les coups de soleil, il faut éviter de découvrir ces raisins du côté du sud et de l'ouest, mais bien du nord et nord-est.
Le peu de fertilité de notre sol nous dispense du besoin de rogner les sarments, comme dans la plupart des vignobles où ils ont plus de vigueur.
Toutes les façons annuelles et ordinaires ne sont encore payées dans notre vignoble que 60 fr. l'hectare, avec forte tendance à la hausse, par suite de l'élévation du prix de la main-d'œuvre dans les campagnes.
Le provignage, en remplacement, se paie à raison de 7 fr. 50 c. des cent provins, et la plantation dans le même cas, celle de 5 fr. aussi du cent.
L'échalassage, relevage et attachage des pampres, à raison de 30 fr. l'hectare.
Ces prix de façons sont établis pour les vignerons qui les reçoivent en fermages de closeries équivalentes, et qui, par compensation, n'ont point été aussi augmentées dans ces derniers temps.
Livre. Les vignes rouges et les vins rouges en Maine-et-Loire par Pierre-Constant Guillory (aîné), monographie imprimée, Eugène Barassé libraire (Angers) et Cosnier & Lachèse libraires (Angers), 1861.
Pierre-Constant Guillory (1796-1878), dit Guillory aîné, vigneron important de l'époque (XIXe), il entame des transformations dans son vignoble de Savennières et créé la Société agricole et industrielle de Maine-et-Loire pour faire connaitre les progrès de l'agriculture.
Voir aussi couverture.
Sur le même sujet : carnets d'un viticulteur, l'Anjou ses vignes et ses vins, usages ruraux.
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