L'accent de chez nous par H. Cormeau
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Préliminaire
Ainsi que les autres provinces restées longtemps sans voies de
communication, le pays des Mauges, sillonné tard par cette charrue
de la civilisation nouvelle que l'on appelle le chemin de fer, a conservé
pour ainsi dire jusqu'à nos jours, avec son caractère de
primitivité et ses usages séculaires, son archaïque vocabulaire
de clocher. Ensemble de naïveté et d'enjoûment, de mysticisme et
de pittoresque, qui, exposé sous la coudrette d'une nature communicative,
prolongeait — en contraste avec certaines grossièretés
faubouriennes — une grâce pastorale, un peu vieillotte, un peu
minaudière, un peu cassée, d'ancien régime.
On se serait aisément abusé à déduire de cette anomalie tout un système de résistance qui eût opposé la tradition à la mode, la fidélité au progrès et l'éternité à l'évolution. C'était méconnaître l'anthropologie.
Au vrai, en linguistique, nul effort de la conscience, dans la masse du moins, ne paraît s'être fait jour contre la destinée et ces petits îlots de passé, dans la France du présent, sont explicables comme l'est la stagnation de l'eau dans un pré creux : qu'une rigole traverse la flaque et le mouvement y refera la vie.
Le pays des Mauges donnait l'idée d'une colonie du Moyen-âge égarée dans le dix-neuvième siècle. Mais, dès l'aube du vingtième, lorsque le dèrâillard[1] eut allumé sur Beaupréau son étoile à trois branches, l'éblouissement de la nouveauté obnubila la routinière manière de voir, les néologismes du renîment humilièrent la terre natale ; les Mauges, lentement, inclinèrent à se dépayser.
La séculaire méthode, que quelques apports de commerce, d'école ou de régiment avaient pu à peine écailler, oscilla comme un grand cadre disloqué par la vermoulure.
Les meubles, déjà, avaient, l'un poussant l'autre, pris le chemin des collections. Autour des moulins désapprenant leurs signes, l'essaim des coiffes, aussi, se vit casser les ailes par la casserole[2] envahissante. La tradition, aujourd'hui, n'ose même plus se produire en présence de l'élément étranger qui a vite bouleversé les mœurs. Le vocabulaire local a cessé d'affronter les promenades au bourg, il se terre dans les métairies ; que dis-je ! c'est presque avec embarras qu'il jargonne, mèshui, jusque dans la goule de la tantine Manette, depuis que gars-Pierre qui a fait cinq ans d'école, et sa sœur Marie-pompettere[3], qui rêve d'un établissement en ville, tournent en dérision le prétérit en i et les formes dialectales.
Il a fallu trois cents ans à Malherbe et à Vaugelas pour pénétrer dans les vieilles Mauges.
Cependant, tout n'est pas perdu. Meubles et ustensiles ménagers ont des leurs en pension dans les musées de la région ; quelques particularités du type et du costume survivent sur les cartes postales ; le vocabulaire et la tradition occupent le refuge de plusieurs gros livres[4]. Attelons-nous, sans tarder, à identifier les sons du langage avant que ces bannis aient abandonné à la phonétique officielle notre bocage encore familier à leurs derniers échos.
Pour le curieux, de passage dans la Vendée angevine, le détail qui, avec les sites prestigieux et les ultièmes coquetteries de la coiffe, retient encore l'intérêt, est l'étrangeté de certaines prononciations. On croirait, pour un peu, à un français différent du vrai, estropié sinon barbare, mi-patois et mi-jargon. Or, ce verbe difforme et vicieusement accentué ne représente pourtant guère autre chose que le vrai français[5].
Le considérer comme une originalité linguistique induirait à commettre le péché d'ignorance ; il est un archaïsme, voilà tout.
Tout au moins les phénomènes observés dans les Mauges procèdent-ils de phénomènes anciens, pour la plus grande partie. En déterminer le rapport, quand le rapport est établi par des phénomènes analogues et qu'il se présente pour ainsi dire régulier, sera un essai sans mérite, grâce aux travaux des savants qui ont doté notre langage national du précis de sa propre métamorphose, et notamment M. Ferdinand Brunot ; c'est lui que j'ai suivi pas à pas dans ces minutieuses recherches, auxquelles aucun apprentissage ne m'avait préparé. Quant à l'exception, j'ai, à défaut de textes littéraires ou de vieilles chartes, confronté avec les extraits d'archives relevés dans l'œuvre de Célestin Port. Les citations mises à jour par le maître angevin attestent en outre le caractère provincial et l'exemple antique des prononciations populaires. Dans les dialectes anciens et dans d'autres patois en cours, surtout dans le poitevin et dans le normand cotentinois, se sont rencontrés aussi des repères de contrôle et des termes de comparaison.
C'est d'ailleurs cette exception qui, dans l'état d'instabilité et de décadence du patois où j'ai trouvé les mots, devient presque impossible à mettre au point. La bouillie de l'ignorance et de l'arythmie remplissait, des gens, la bouche déséduquée par toutes les confusions de la consonne et de la voyelle.
Il est des cas où l'accentuation des sens de la parole, dans le pays des Mauges, ne dépend plus d'une influence étymologique, où les circonstances ont disqualifié la tradition. L'accent, d'autre part, varie souvent selon les paroisses, selon la classe ou le milieu social, même selon les voix haut ou bas timbrées[6].
Quoi qu'il en soit, il existe et, tant qu'il est parvenu jusqu'à nous, constant, fixé, pertinent, je le signale en tâchant à l'expliquer. Étant donné le manque de livres, de conseils, de technique, il m'échappera fatalement plus d'une bévue ; du moins la matière documentaire restera recueillie ; la bonne volonté, unique ressource de l'auteur, pourra, rectifiée, servir la science. C'est la préoccupation qui s'évertue aux pages imparfaites de cet essai.
- ↑ Nom comique du chemin de fer à voie étroite.
- ↑ On dénomme ainsi, par moquerie, le chapeau de femme.
- ↑ Appellation ironique de la pécore. Marie conserve sa qualité prénominale. Il existe ainsi Marie-mille-goules, la bavarde, Marie-trois-chausses, la négligente, et d'autres qui s'inventent sous l'inspiration des circonstances.
- ↑ Glossaire des Patois de l'Anjou par P. Ménière, Glossaire des Parlers et Patois de l'Anjou par A.-J. Verrier et R. Onillon, Terroirs mauges par Henry Cormeau. Voir aussi Rapports de la langue de Rabelais avec les patois de la Touraine et de l'Anjou par Arthur Loiseau ainsi que la Revue de l'Anjou.
- ↑ « Aujourd'hui encore, il n'est besoin que d'écouter parler sans prévention les personnes illettrées, surtout clans certaines provinces, pour reconnaître dans les mois, dans les locutions, dans les prononciations, des particularités tout aussi légitimes et souvent bien plus élégantes, énergiques et commodes que dans l'idiome officiel. De quel droit cela est-il rejeté ? Par la grammaire ? Mais la régularité en est parfaite. Par l'histoire ? Mais toutes viennent d'un passé lointain et la plupart figurent dans les anciens monuments. Par l'usage ? Mais qu'est-ce que l'usage sinon la tradition non interrompue ? » (Littré, Histoire, I, 507).
- ↑ Comment les romanistes réussiraient-ils à cartographier exactement les dialectes selon des traits particuliers alors que, dans un pays qui comprend environ soixante-dix mille habitants, c'est-à-dire le dixième de l'Anjou, on n'arrive même pas à l'homogénèité ? A Chalonnes seulement, le Glossaire de l'Anjou énumère trois parlers différents : « 1° tête de l'île, 2° trois kilomètres plus loin, 3° la campagne ».
Extrait (Préliminaire). Pages 3 à 6 de L'accent de chez nous : essai d'une phonétique du Bas-Anjou d'Henry Cormeau (1866-1929), Éditions Georges Crès & Cie (Paris), 1922 (notice BnF). Voir le livre.
Henry Cormeau (Beaupréau 1866 - Seiches 1929), littérateur, romancier et poète, a également été juge de paix et imprimeur.
Autres documents :
Rapports avec la langue de Rabelais,
Sonnet en patois angevin,
Proverbes d'Anjou (Soland),
Traditions et superstitions,
Essai sur l'Angevin,
Glossaire de Ménière,
Langage à Lué,
Proverbes d'Anjou (V & O),
Discours du centenaire,
Chanson sur l'Anjou,
Glossaire de Verrier et Onillon,
Explication de mots,
Défense de l'angevin,
L'accent de chez nous,
Expressions angevines
et autres.
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