Rimiaux d'Anjou par M. Leclerc - Progrès
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T’es de retour, enfin, de l’Ecol’ Normale,
t’as tous tes brevets, t’es Instituteur !
De t’ voér, mon p’tit gâs, c’est ein’ vraie régale :
t’as ben travaillé, et ça t’ fait honneur !
Astheur, que tu dis, tu possèd’ la Science ;
t’as réponse à tout sans hésitation...
moé, l’ peu qu’ j’en counais, c’est par esspérience...
ça s’ pourrait ben êtr’... vantié, qu’ t’as raison...
Le pûs biau cadeau de la République,
c’est, dis-tu, l’ savoér qu’al’ nous a donné,
et qu’il a fallu qu’yait l’écol’ laïque
pour qu’on sache enfin c’ que c’est qu’ raisouner...
Je n’ dis point, ben sûr qu’ ça seye inutile,
mais j’ crérais, ma foé, à ben t’écouter,
qu’ nos anciens n’étaient ren qu’ des imbéciles...
Pour ça, mon p’tit gâs, j’ préfère en douter !
Tu m’ dis qu’auterfoés les gens d’ la Noblesse
faisaint la vie dure au pauver paisan,
qu’ les curés l’ forçaient d’aller à la messe,
et qu’ les moèn’ buvaient sa sueur et son sang ;
que Roés et Seigneurs vivai’nt d’ sa misère,
et que l’ laboureur, en sa pauv’ maison,
N’ mangeait qu’ du pain noér et des poum’ de terre,
ça s’ pourrait ben êtr’... vantié, qu’ t’as raison...
Tandis qu’aujourd’hui ya ben pus d’ justice :
tous les citoilliens sont égaux entre eux...
Mais ça n’empêch’ point, j’ te l’ dis sans malice,
qu’y a ben des brav’ gens qui sont point heureux,
et qu’ya des voleux qui sont miyonnaires...
Crais-tu ben, vraiment, qu’ c’est d’ l’égalité,
et qu’ ça vaill’ ben mieux que l’ancienn’ magnière
Pour ça, mon p’tit gâs, j’ préfère en douter !
Mais t’ajout’ encôr qu’en c’ temps-là les prêtres
achalaient les gens d’ leû’ galimatias ;
qu’avec les sorciers, îs étaint les maîtres ;
et qu’îs traitaint l’ mond’ coumme autant d’ pétras ;
enfin, pour tout dir’, qu’auterfoés la France
a’ n’était pourrie de suparstition ; ;
que l’ Clergé maint’nait l’ Peupl’ dans l’ignorance...
Ça s’ pourrait ben êtr’... vantié, qu’ t’as raison...
Seul’ment, quand tu m’ dis qu’ c’est du fanatisme
de périer l’ Bon Dieu d’ meim’ que nos anciens ;
qu’ c’est d’ la réaction et d’ l’obscurantisme
d’ vouloér qu’on sey’ faits auterment qu’ les chiens ;
que d’ craire à queuqu’ chous’, c’est ren qu’ des bêtises,
et, pour que l’ mond’ pens’ en tout’ libarté,
qu’î faut foutre en bas l’ doucher d’ nos églises...
Pour ça, mon p’tit gâs, j’ préfère en douter !
Tu racont’ enfin que c’est magnifique
de voér les progrès de l’esprit humain :
qu’on n’ va pu ren fair’ qu’à la mécanique,
que ça supprim’ra l’ travail à la main ;
que meim’ les charrues s’ront automobiles ;
qu’on n’arrêt’ra pus dans les inventions
Tell’ment qu’ les savants sont dev’nus habiles...
Ça s’ pourrait ben êtr’... vantié, qu’ t’as raison...
Je n’ dis point qu’ tout ça n’ sey’ point ben r’marquable,
mais n’empêch’ qu’ein jour on s’ra ben forcé
— en dépit d’ la Scienc’ la pûs admirable —
de mourî tertous coumme au temps passé,
et malgré qu’on séy’ au Siécl’ des lumières
— qu’ ça séy’ cell’ du gaz ou d’ la ’ctricité —
de prendr’ sans voér clair le ch’min du cem’tière :
Pour ça, mon p’tit gâs... j’en puis point douter !
Extrait de l'ouvrage Rimiaux d’Anjou de Marc Leclerc, Sixième édition, Au bibliophile angevin André Bruel (Angers), 1926 (livre).
Marc Leclerc (1874-1946), écrivain angevin, créateur des rimiaux, poèmes ou contes rimés en langue angevine.
Note : Paul Sonniès (1853-1928), pseudonyme de Paul Peyssonnié, magistrat, auteur dramatique.
Du même auteur : Paisans, Les Coëffes s'en vont, Cheuz nous, Veille de Fête, Ma vieille ormoère, Cemetières, Lettre à Marie, Chansons d'aut'foés, Bounhoum' paisan, Défunt Gorin, Sacavins, La pibole, En foère, Eine verzelée, Gigouillette.
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