Rimiaux d'Anjou par M. Leclerc - Paisans

De Wiki-Anjou
Langue et littérature angevine
Document   Paisans !
Auteur   Marc Leclerc
Année d'édition   1926
Éditeur   Au bibliophile angevin André Bruel (Angers)
Note(s)   dans Rimiaux d'Anjou, Sixième édition, p. 7 à 11


Paisans !
A H. Jaham-Desrivaux.


Enter vous aut’s, les gens d’ la Ville,
c’est ben conv’nu, c’est tout réglé :
ein paisan, c’est ein imbécile,
ein pétras, ein gâs point r’naré,
qui n’a point d’esprit en la tête ;
et ça s’ comprend, qu’î sey’ lourdiaud :
l’ pus souvent, i n’ parl’ qu’à des bêtes ;
î n’ fréquent’ guèr’ que des bestiaux...
î n’ saurait causer que d’ patates !...

Et, vous, en connaissez-vous point
qui, pour ne marcher qu’ sû’ deux pattes,
pourraient quant’ meime’ manger du foin ?...
Ya des bêt’s qui sont ben malines,
et, société pour société,
créyez-vous ben qu’ cell’ des machines
séy’ ben meilleure, en vérité ?
C’est-î donc qu’eune automobile
a pûs d’convarsation qu’ein viau ?
C’est-î donc qu’la fumée des villes
séy’ ben pûs sain’ pour le çarveau
que d’ respirer dans la Vallée
la vigne en fleurs, les blés nouveaux,
ou ben les foins mûrs sû’ les prées ?

I faut que j’ vous l’ dise, enter nous :
Les paisans, c’est du mond’ coum’ vous,
qui vous val’nt ben... et des foés meime
qu’îs vaudraient mieux... Et si je l’ dis,
c’est point seul’ment pas’que j’ les aime ;
vous allez m’ trouver ben hardi :
d’euss, ou d’vous, qui qu’est l’ pus utile ?
Vous auriez bentoût l’ venter creux
si vous vouliez vous passer d’eux.
euss, îs pourraient s’ passer des villes !

Qui c’est-î, qu’est terjous buté
à tourner et r’tourner la terre,
au fret l’hivar, au chaud l’été,
qui sue pûs souvent qu’ein notaire ?

Si y avait point tout leû’ travail,
coumment qu’ vous feriez, j’ vous l’ demande ?
Qui c’est-î qu’élève l’ bétail
pour qu’ les bourgeoés mangent d’la viande ?
Qui c’est-î qui fait pousser l’grain
pour qu’ les villotiers ay’nt du pain ?

Qui c’est, qui cultiv’ la vendange
afin qu’î n’y ait côr pour trinquer
du vin qui n’ séy’ point fabriqué
coûm’ y en a chez voûs mastroquets,
du vrai jus d’ raisin sans mélange ?

C’ que vous mangez, c’ que vous buvez,
les épic’s, les fruits, la légume,
la laine ou l’ fil de vout’ costume,
c’est terjous à eux qu’ vous l’ devez :
tout c’ fait là est sorti d’la terre,
et des paisans, là ou icit,
ont eu souvent ben d’ la misère
pour l’en tirer, à vout’ profit !

Sans l’ paisan, auprès d’ voûs usines,
vous moureriez d’ fret et d’ famine !
Et c’est quand vous leur devez tout
qu’vous seriez assez malhounêtes
d’ leû’ charcher des pouées en la tête
rapport à c’ qu’is n’ caus’nt point coum’ vous ?
Qu’ vous iriez leû’ fair’ des chicanes
pa’s’ qu’îs n’ sont point ben harnaqués
coum’ des bourgeoés qui portent canne ?

Ya pourtant point d’ qué s’en moquer,
et, pour si peu, d’ mépriser l’ monde ;
vous auriez, ma foé, point raison,
et là-dessus, tout pétras qu’îs sont,
îs n’auraient ben d’ qué vous repond’e ;

C’te blous’ qui vous fait rigoler,
à c’ que m’ont dit des gens calés,
c’est ein habit ben vénérable :
c’est vantié l’ pareil qu’autrefoés
portaient nos anciens, les Gauloés ;
c’est terjous aussi honorable
qu’la défrur’ de nos gas farauds :
des complets d’trent’ quatre-vingt disse
qu’ont l’air taillés à coup d’hach’reaux
dans eun’ manière’ ed’ toil’ mélisse
qui n’est ni lain’ ni reparon,
et qui leû’ font des dos tout ronds ;
les pus grands n’ont point-assez d’ manches
pour loger leûs grous abattis,
tandis qu’on dirait, des pus p’tits,
des pochées pouillées sû’ des branches !...
et côr îs s’crey’nt l’air ben rusé !
— moé, j’aime autant point en user.
Vous m’ direz p’t-êtr’ que c’est la mode...
je l’ veux ben... Mais vous auriez tort
d’ajouter qu’ c’est biau, ou commode :
là-d’ssus, je n’ serions point d’accord.

Et c’est tout d’ meim’ pour nout’ langage :
pour vous, c’est ein jargoin d’ sauvages ;
mais moé, malgré mon air paisan,
j’ons quant’ meime été aux écoles,
où qu’ j’ons connu des grous savants
— en écrit autant qu’en paroles —
qui disaient qu’ nout’ parler terrien
c’est ein langag’ vraiment ancien,
c’ tî là meime, à peu d’ différence,
qu’écrivit un app’lé Rabelais
ein gâs qu’on n’a point égalé,
a c’ qu’îs disaient, en tout’ la France ;
que c’est l’ vieux français d’auterfoés,
et qu’î n’a ben ses avantages...
Alors, moé, je n’ voés point pourquoé,
pis’ qu’î fait côr un bon usage,
qu’on n’ pourrait point en disposer
î n’est vieux... î n’est point usé !
Et ça s’rait vantié grand dommage
d’ laisser perd’ ein pareil outil
sans seul’ment en tirer profit !
— Sauf, pour les cas d’ cérimonie,
à r’prendr’ coum’ de ben entendu,
l’ parler ben net et ben tondu
de ces Messieurs d’ la Cadémie.

Bourgeois, Bourgadins, Villotiers,
quant’ vous verrez les Gâs d’ la Terre,
rapp’lez vous ben qu’îs sont vos frères,
margré qu’îs fass’nt ein oût metier,
et qu’ leû’ parler vous contrarie ;
qu’îs n’ont coum’ vous qu’eun meim’ Patrie,
qu’îs n’ont coum’ vous qu’ein meim’ Drapiau ;
qu’au premier appel de la France
ren enter vous n’fit différence,
blouse ou casquett’, veste ou chapiau,
et, bourgeoés ou paisans d’ la veille,
qu’î n’y avait, quand l’ Malheur passait,
sous des capot’s bleues tout’s pareilles,
ren qu’ des cœurs de soldats français !




Extrait de l'ouvrage Rimiaux d'Anjou de Marc Leclerc, Sixième édition, Au bibliophile angevin André Bruel (Angers), 1926 (livre).

Marc Leclerc (1874-1946), écrivain angevin, créateur des rimiaux, poèmes ou contes rimés en langue angevine.

Du même auteur : Les Coëffes s'en vont, Cheuz nous, Veille de Fête, Ma vieille Ormoère, Cemetières, Progrès, Lettre à Marie, Chansons d'aut'foés, Bounhoum' paisan, Défunt Gorin, Sacavins, La pibole, En foère, Eine verzelée, Gigouillette. Également, La passion de notre frère le poilu.


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