Rimiaux d'Anjou par M. Leclerc - Bounhoum' paisan
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Comben qu’y eu a, d’qués gâs de la terre,
qui vont pour s’ placer à Paris !
Sans s’ douner d’ mal, à les en craire,
on y gangn’ tout d’ suit’ de grous prix...
mais on dépens’ côr davantage :
Tout y est char, qu’ c’en est honteux...
Et côr faut-î qu’is n’aient d’ l’ouvrage :
ceuss’ qu’en ont point n’sont guère heureux !
Aussi, ia point d’ qué leu porter envi ;
y a pus d’ profit à rester laboureur :
si peu qu’on gangne, on gangn’ terjous sa vie ;
Bounhoum’ Paisan, sais-tu ben ton bonheur ?
Faut voér qués logis misérables
ya pour niger les malheureux :
nos valets d’farme, au bout d’ l’étable,
sont coum’ des princ’ à coûté d’eux :
îs sont des sept, huit, dans eun’ chambe,
à péri de la chaud en été ;
l’hivar, coum’ i a ni feu ni fiambe,
îs pass’ les nuits à guerlotter !
Dans ton pailler, où qu’ t’as eun’ plac’ tout’ prête
tu fais mérienn’ quand î ya trop d’ chaleur
et quand vînt l’ fret, tu t’embour’ dans ta couette...
Bounhoum’ Paisan, sais-tu ben ton bonheur ?
S’î fallait, d’ meim’ que l’Evangile,
craire c’qu’on voét écrit partout,
dans tout’ les aubarg’ de la ville,
y aurait du bon vin d’Anjou.
Mais si tu savais qué bidrouille
îs n’ont de c’ nom-là baptisé !...
on dirait du bouillon d’ guernouille
où qu’ tous les diab’ auraint... passé !
Y a pus d’ sûreté à boère l’ vin d’ ta vigne :
selon l’année, î n’est bon ou meilleur,
mais c’est terjous ein vin hounête et digne...
Bouhoum’ Paisan, sais-tu ben ton bonheur ?
Tout y est char : le beurr’, la volaille,
les oeufs, la légume, ou le poésson :
là-bas, la pûs maiguer’ poulaille
vaut pûs qu’icit ein grous piron.
Aussi faut voèr qués ratatouilles
îs vous font dans leûs « restaurants »...
seur’ment, pour sarvî leûs tant-bouilles,
y a des gâs en tabeliers blancs !
Des bons choux varts, ovec eun’ rillonnée,
Val’nt-î point mieux qu’ leus plats d’empoisonneur ?
Du beurr’ de pot’, du lard dans la ch’minée...
Bounhoum’ Paisan, sais-tu ben ton bonheur ?
Sûs la s’main’ coum’ pour el’ dimanche,
î faut n’avoèr des biaux habits,
des poignets blancs au bout des manches,
en les pieds des souliers varnis ;
ça n’ dur’ ren, ça n’ fait point d’usage :
à tout coup î faut n’en rach’ter...
on manqu’ de tout en son ménage,
mais faut d’abord « erprésenter » !
Quand t’as pouillé tes sabots et ta blouse,
ben entendu, t’as pas l’air d’un Seigneur,
mais tu n’ crains point de t’ guéner dans la bouse...
Bounhoum’ Paisan, sais-tu ben ton bonheur ?
Paris, si tu veux ben m’en craire,
n’est point fait pour les pauvers gens :
qu’ ça sey’ dormî, manger ou boère,
on n’y peut ren fair’ sans argent.
Faut meim’ dépenser quinz’ centimes
pour aller... yoù qu ’tu doés savoér...
— c’est tout d’ meim’ point ben légitime
que d’ douner pour ne point r’cevoér ! —
tandis que toé quand t’as queuqu’chose à faire
— respect parler — qui s’ fait sans procureur,
sans ren payer tu fartilis’ ta terre !
Bounhoum’ Paisan, sais-tu ben ton bonheur ?
Dans leûs rues, coum’ dans leûs usines,
jour et nuit, c’en est, d’ein rabât !
D’entend’ el train d’ tout leûs machines,
ça vous fout la çarvelle en bas ;
le soér, après la journée faite
à s’ guémenter parmi c’potin,
pour fini de s’casser la tête,
îs mont’ dans l’ Métroponitain !
Y a d’ qué, ben sûr, foleyer dans leû ville :
ça n’est point sain de vivre à la vapeur :
auprès d’ la Terre on est ben pûs tranquille...
Bounhoum’ Paisan, sais-tu ben ton bonheur ?
Jusqu’aux défunts, qu’ont point leûs aises
en c’ pays où tout est coûteux :
pour les rich’ ya ben l’ Pèr’-Lachaise...
les aut’ ont Pantin ou Bagneux :
c’est quasi coume eun’ fouss’ commune ;
ben just’ s’îs n’ont des numéros...
à Paris, î faut d’ la fortune
meim’ pour garder ses pauvers os !
Près d’ ton église, au fond d’ ton vieux cem’tière,
t’as, ben à toé, pour quand viendra ton heur’
ta plac’ marquée auprès d’ tes père et mére.
Bounhoum’ Paisan, sais-tu ben ton bonheur ?
Extrait de l'ouvrage Rimiaux d’Anjou de Marc Leclerc, Sixième édition, Au bibliophile angevin André Bruel (Angers), 1926 (livre).
Marc Leclerc (1874-1946), écrivain angevin, créateur des rimiaux, poèmes ou contes rimés en langue angevine.
Note : Henry Cormeau (1866-1929), homme de lettres angevin notamment auteur de Terroirs mauges et L'Accent de chez nous.
Du même auteur : Paisans, Les Coëffes s'en vont, Cheuz nous, Veille de Fête, Ma vieille ormoère, Cemetières, Progrès, Lettre à Marie, Chansons d'aut'foés, Défunt Gorin, Sacavins, La pibole, En foère, Eine verzelée, Gigouillette, Avartissement.
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